Auteur/autrice : Mahaut Thébault

  • Les chiens pensent que les hommes sont des chiens

    Comme on observe un manège de loin, avec ses chevaux qui montent et descendent, sa lente rotation et sa musique recouverte par les cris d’enfants, Le Moineau dans la cheminée débute sa ronde devant nos yeux. À une certaine distance donc, caméra à hauteur de berge et un îlot dans le fond du plan. La lumière est éclatante et l’eau scintille, c’est un paysage laissé au calme de sa vie propre. Toutefois, et comme souvent dans les films des Zürcher, cette distance inaugurale instille un certain malaise, une étrangeté au sein du plan que viennent appuyer – à mesure que l’on distingue un peu mieux ce qui vit sur l’îlot – les quelques grands oiseaux noirs perchés et criants à la cime de deux arbres morts. Image lugubre, d’un mauvais présage qui, dès lors, suivra le film et ses personnages  jusqu’à la fin. Une coupe et l’on se retrouve aux abords d’une maison de campagne, le même jour ensoleillé, un grand repas en préparation.

    Le cinéma des Zürcher, c’est une action qui se prépare, mais également toujours une action dans laquelle on s’insère. Les films reposent sur des rapports d’accélérations, d’emballements, puis de retombées qui sont autant de portes d’entrées ou de brèches dans les plans pour nous spectateurs (comme le moineau rentrera dans la maison par l’âtre de la cheminée). Il faut, il me semble, visualiser l’ensemble de leurs œuvres dans une perspective géométrique – combinée à ces forces d’accélérations et de ralentissement. Un plan d’une précision folle, un système réglé au millimètre près. Mais rien d’imposant ici, les Zürcher ne sont pas maçons et il n’y a aucune lourdeur dans leur cinéma. On est davantage au centre d’un plan d’architecte construit dans un verre très fin. Dès lors, la mise en scène se dévoile en toute transparence. Les plans fixes à hauteur d’épaules ou de mains s’enchaînent et cadrent méthodiquement une variété quasi encyclopédique de gestes quotidiens. On lave, découpe, vide puis remplit, remue pour finalement laver à nouveau et changer de poste, passant le relai du geste et du plan à une nouvelle personne. Comme souvent chez Bresson, c’est le geste qui préside au plan, qui le guide voire le dirige. Cadrer la main qui tient l’assiette et le bras qui se tend, c’est être attentif à une manière d’être au monde. En cela, la mise en scène des Zürcher relève quasiment d’une éthique. Ainsi, les actions conduisent les plans dans de légers déplacements, comme des pas de côtés sur les arêtes de notre structure de verre. C’est un glissement entre les angles, un découpage en facettes qui cisèle tout : des dialogues à l’environnement des personnages. Il y a quelque chose de véritablement incisif dans cette mise en scène : la coupe est très littérale, on y laisse à chacune un peu de sang. Et parfois, succèdent à la précipitation et au transport des personnages quelques moments suspendus, moments sans personnages où la vie semble reprendre son cours à l’ombre de tout regard. Des entractes en légères poursuites des vagues formées dans le plan précédent. On trouve une pareille parenthèse chez Miéville dans Mon cher sujet (1988), où une pièce il y a quelques instants remplie de musique et de gestes est laissée au repos. La mise en scène ménage une respiration dans ce film autrement ciselé, un rappel aussi – rassurant – que le ciel est toujours au-dessus de nos têtes et que les nuages glissent même quand on ne les regarde pas.

    Dans Le Moineau, ces moments que l’on pourrait appeler – à tort – « de pause» sont des instants où à la fois tout se rejoue à l’échelle réduite des objets et où ceux-ci libèrent l’énergie emmagasinée pendant la séquence précédente. L’eau déborde, la bouilloire tremble et le vase tombe. Ce sont des moments de décharge et le cinéma des Zürcher fonctionne essentiellement sur ce mode de transferts d’énergie. À chaque personnage sa réserve cinétique, à chaque interaction son transfert. Les objets jusque là inanimés et manipulés – on ne cesse de prendre, amener et reposer – acquièrent une autonomie nouvelle, ils se réveillent en quelque sorte. Ainsi, une assiette posée sur le rebord d’une fenêtre tremble de la possibilité de sa chute, à plus forte raison si celle-ci est passée de main en main, accumulant à chaque étape le désir ou la colère du porteur. C’est ainsi qu’une maison, toute vivante qu’elle soit symboliquement, le devient très littéralement et de manière inquiétante à plusieurs reprises. Les murs sont ces endroits où résident les personnes disparues, la grand-mère du film, par exemple (figure semblable à celle de L’Étrange petit chat, qui, elle, dormait d’un sommeil quelque peu suspect), décédée il y a quelque temps et portant un regard fantomatique sur les faits et gestes de ses filles, par ailleurs totalement conscientes d’être observées et plus résignées que terrifiées à cette idée.

    La noirceur qui s’instille dans le film, son étau qui peu à peu se resserre est cela dit davantage celui d’une perversion latente et, avant de caractériser des comportements, elle est d’abord celle du langage. Il n’y a pas vraiment de communication entre les personnages du Moineau en dehors de ces transvasements énergétiques. Ce n’est pas tant que les personnages ne parlent pas, mais plutôt qu’ils ne se répondent pas. Le langage n’endosse aucune fonction de lien – social, amical ou amoureux – mais se déploie en altérant tout ce qu’il touche au fil de piques lancées et de jeux de mots assassins.

    «– Tu ne manges pas ?
    – Léon ne mange pas, il vomit. »

    « – Tes chaussures sont sales, enlève-les.
    – Ton t-shirt aussi est sale. »

    « – On entend les oiseaux chanter.
    – Les oiseaux ne chantent pas ici, ils crient. »

    On voit que la perversion langagière des Zürcher provient moins d’une déclaration en soi, que du retournement de n’importe quel terme. Entre le ping-pong et l’évitement des répliques, toute chose est entrainée vers une occurrence un peu noircie de son champ lexical : chanter/crier, manger/vomir. Ce nouvel assemblage formé, il est violemment adressé à un interlocuteur. Les mots, pris en tant que substance, s’écoulent d’un sens à l’autre, glissent et se chargent (comme les objets) de toutes les intentions de leurs porteurs. Et cette qualité qu’ont les choses de couler, de se transformer sans cesse, s’applique en réalité à tous les éléments du film. Il n’y a dans Le Moineau, pas plus que dans La Jeune Fille et l’Araignée ou L’Étrange petit chat, pas de différence fondamentale entre une cruche et un personnage. La matière, qu’elle nous apparaisse vivante ou non, se gonfle et se charge jusqu’au débordement. Cette matière, c’est sa charge qui la définit avant tout. Il n’y a que des rapports de mouvements et de chocs entre les personnages et leur environnement. Ce qui semble intéresser les cinéastes, c’est tout ce qu’un corps peut provoquer dans une pièce, tout ce qu’il peut exploser, renverser ou faire vibrer.

    Mahaut Thébault

  • Éditorial n°7 – Midi trente au cinéma

    Certains films naissent au soleil, d’une trop grande exposition à ses rayons. C’est le cas de quelques westerns, dont les formes s’aplatissent et donnent à l’ensemble un aspect un peu irréel ou faux, on peine à distinguer quoi que ce soit sur une image brulée. L’atmosphère tremble, le temps s’allonge, on risque de devenir fou. D’autres cas d’insolations se devinent dans les films des premiers temps, films de Congrès, foules attentives et visites au bout du monde. Les commanditaires des bobines aspirent à une visibilité complète, un contrôle total. Si la nuit révèle en voilant une partie du champ pour mieux montrer l’autre, le jour couche toute chose, il présente, jette à la vue, et au spectateur de s’en emparer. Deux modes d’action pour le cinéma et un spectateur qui ne peut qu’être pris dans la machine. On peut toujours revoir, revenir en arrière, tout de même, le film ne dévoilera que ce qu’il veut. Il y a des cinéastes qui pactisent plus ou moins activement avec ces mécaniques. Dans The Kiss, deux femmes nues se rencontrent, se prennent par la main et s’embrassent. Le baiser est répété sous divers angles, décomposé. On comprend que dans ce film de 1882, le cinéaste a procédé d’un pareil élan de visibilité. Bien sûr ; on parle d’un cinéaste, ici, on dit Muybridge et l’on se réfère à son idée, mais il s’agit surtout d’une manière globale de produire les images. On fausserait tout en rapportant le dispositif au seul individu. La caméra a été placée en intérieur, un drap tiré dans le fond du plan. La porte n’est pas ouverte, la maison cinéma ne respire pas encore, ni ne parle ou crie. Pour le moment on enregistre un peu frénétiquement, on capte et on enferme. Les caméras courent partout et elles emmagasinent toujours un peu plus (mais on ne sait toujours pas vraiment quoi). Les films sont projetés puis rangés dans des boites, on crée de grands placards et l’on classe le monde par ordre alphabétique. Ouvrir ces boites, aujourd’hui, est essentiel, il faut étaler les images et les fouiller. Les histoires écrites les yeux fermés ne valent pas grand-chose.

    Plus tard, de grands cinéastes ont enquêté dans les images, Lang en est un, Adachi un autre, dans son grand rabattage de visions. Le réalisateur poursuit au sein des paysages et à travers l’optique de sa caméra toutes les forces et la dramaturgie à l’œuvre dans le devenir criminel de son objet d’étude : l’adolescent Norio Nagayama. A.K.A. Serial Killer fait défiler les routes et les champs à la recherche d’indices et d’un sens à la pulsion meurtrière et transforme à son tour la nature filmée en grande malle de pièces à conviction.

    Mahaut Thébault

  • Éditorial n°6 – Chapitre sixième : qui est celui du monde

    Ce numéro est un récit de films en chambre ou au café, majeurs ou mineurs (Le Garçon et le Héron tient un peu des deux), redécouverts il y a peu (Nahla) ou ayant rejoint une certaine histoire officielle du cinéma. Celle-ci, qu’a relativement et récemment intégrée Chantal Akerman, n’est pourtant pas la seule que l’on peut raconter, et elle n’est surtout pas celle qui a transporté les films de la cinéaste des années 1970 à nos jours. Nous pourrions, de ce fait, écrire une histoire des films que l’on vit au sol (La Limace et l’Escargot ou Je, tu, il, elle) et de ceux qui nous amènent d’un côté à l’autre de leur récit (en bateau dans Ma vie, ma gueule ou en camion dans Je, tu, il, elle, encore) ; mais aussi des films de fantômes comme ceux qui nous rendent visite lorsque l’on est trop souvent au cinéma ou que l’on habite seul dans un univers construit à deux (Look Back). Il y a ainsi dans la revue que vous ouvrez tout un monde, dont chaque film pourrait devenir une entrée et qui, dès lors, se tient entre eux, ce qui n’est pas rien. Cela demande le concours des personnages, auteur·ices et lecteur·ices, de celleux qui vivent les histoires, les racontent ou les deux, à l’exemple d’Akerman en Charlot (M. A. G.) ou d’autres person- nages faits Robinson (G. N.). Ces mondes et leurs histoires, ce sont celles d’identités doubles et d’interfaces virtuelles, de communautés et d’amitiés, ici également entre les textes.

    Au début de La Captive, sans qu’on le sache encore, Simon, dans notre dos, contemple les mêmes images que nous. Il est le témoin du spectacle estival projeté sur le mur de sa chambre : un groupe de jeunes filles jouent et se retournent quelquefois vers lui, filmeur observé. Tout au long du film, Simon regarde, espère parfois, puis écrit (seul dans sa chambre, nous ne le verrons jamais) et recommence. Il est un éternel spectateur – peut-être même un critique – et n’existe que dans la distance qu’il entretient aux choses. Seulement d’orchestrations en filatures, son regard sculpte le film et, de la lucidité de ne pouvoir qu’observer et écouter le monde, celui-ci, en retour, lui offre une matière infinie pour le rêver.

    Mahaut Thébault

  • Éditorial n°5 – Placement libre

    Les films nous remettent à notre place. Par ce qu’ils montrent, ils délimitent un espace, notre place de spectateur·ice. Le cinéma désigne, il donne des noms, il définit ce que tu as le droit d’être et de faire. Partant, le plan est l’outil idéal parce qu’il exclut ce qu’il veut de son champ. Et on ne s’en aperçoit même pas, parce que tout cela c’est de la fiction et qu’une histoire ne peut pas à ce point changer les choses. On se dit : une histoire, ça ne peut pas me dire qui je suis et ce que j’ai le droit de dire. Et même si ça fait cent ans qu’elles racontent les mêmes choses.
    Toutes les images ne viennent pas du même endroit et toutes ne nous renvoient pas à la même place et il est temps d’y réfléchir. Il est temps de se demander qui a le droit de figurer dans un film, qui a le droit à l’écran, au projecteur et à la fiction. Elles sont ouvertes à qui ces portes? On ne raconte pas des histoires avec tout le monde et encore moins les histoires de tout le monde.
    C’est quoi un viol, c’est quoi un baiser lesbien au cinéma, à l’écran devant nous, sur la télé? montrer des gens qui se cachent pour vivre et s’embrasser, rien que ça. Dans un film, certains plans mettent tout le reste sur pause. Alors dans l’histoire et chez nous tout se fige. La saillie nous sort du flux, le grand moulin à eau s’interrompt, c’est comme si les lumières se rallumaient.
    Parce que si l’on n’y prête pas garde, les films que l’on regarde peuvent devenir des espaces publics, des espaces régis. D’où les images de contre- bandes, celles qui agissent en douce, qui font tout sauf graver, mais qui avancent comme nous sans être très sûres d’où elles vont, disparates et parfois un peu mal faites, construites sur les peurs et les interdits. Qui utilisent des codes, réservés aux initiés, à cell·eux qui savent où regarder. Ou alors qui montrent carrément tout, sans avertissement, et alors on tente de les arrêter, dans cet autre espace public juste à la porte du cinéma.

    D’ordinaire, on attend d’un édito qu’il vienne tout lier d’un seul grand mouvement, ici une unique direction pour une composition de seize articles, entretien et comptes rendus de festivals. Mais aucune tendance globalisante n’ordonne ce numéro et un autre ensemble se forme, de réflexions autour de Kurosawa et Isao Takahata, et de la première partie d’une longue conversation entre Akira Kurosawa et Hayao Miyazaki. Reportage filmé chez Kurosawa et diffusé à la télévision japonaise, puis publié en japonais en 1993, dont les deux premiers chapitres sont ici traduits pour la première fois en français. Les chapitres trois, quatre, cinq et six, clôturant l’ouvrage, paraîtront dans le numéro 6.
    Désormais c’est à vous, lecteur·ices, de disposer de cette revue besace, d’y piocher ce qu’il vous plaira, d’enchaîner et de rassembler les textes dans l’ordre que vous voulez.

    Mahaut Thébault

  • Éditorial n°4 – La femme la plus Ford du monde

    Pour expliquer une absence de deux ans, plusieurs raisons peuvent être avancées. La première, très pragmatique, relève des aléas de l’édition indépendante et autres difficultés économiques. L’autre, sans doute plus secrète, touche au cœur même d’une revue de cinéma et aux dynamiques qui la traversent. Il a très tôt été question de Ford, même si l’on savait que c’était trop gros, étrange, que trop de choses avaient déjà été dites. Et tout aussi sûrement, il y avait Sylvie Pierre Ulmann, œuvre et vie monumentales, bien que dans un autre registre. Une épopée cinéphile et engagée dont tout – ou presque – est dit dans le grand entretien du numéro – une republication d’un travail ample réalisé il y a huit ans. Mais rapidement, l’impossibilité de synthétiser quoi que ce soit de la filmographie du colosse, de tout embrasser d’une même pensée cohérente. Le temps a passé, nous avons lu de nou- velles choses, écrit ailleurs, été au cinéma et aimé le cinéma, mais pas que, et peut-être pas comme avant. Puis le brouillard s’est dissipé. Alors on a inventé des stratégies, on s’est raconté des histoires. Celles de ce numéro ont parfois été écrites à plusieurs, elles parlent de voyages, d’engagements politiques, de critique bien sûr et d’amitié. D’autres sont nées de manière plus solitaire, à se demander qu’est-ce qu’écrire, sur le cinéma ou pas. À regarder la vie d’autres revues, à capter des mouvements, d’autres influences. Et c’est ainsi que le numéro a poussé, non pas le long d’une ligne droite, mais en veillant toujours à bifurquer. Dévier de la longue étendue du cinéma classique, visiter des filmographies oubliées et se pencher sur l’actualité, celle des films, mais aussi de la manière dont ils sont réalisés, puis accueillis.

    Rien de dramatique finalement et il fallait sans doute en passer par là, creuser dans cette direction. Nous sommes sortis des griffes de ce « scrogneugneu alcoolo mal embouché », pour reprendre les mots de Sylvie Pierre Ulmann à propos de Ford. Et ce faisant, on a, je crois, fini par tenir quelque chose de la critique, de ce qu’elle peut faire, de ce que l’on veut en faire aussi. Ainsi, vous présenter ce numéro, c’est aussi vous ouvrir à ces deux années passées et aux choses qui nous ont marqués. Du zénith des soleils fordiens aux histoires dans le noir, Apaches a changé et changera encore, mais ce qui s’esquisse ici ne fera que croître à l’avenir.

    Mahaut Thébault

  • Toute une nuit 1 – Venez voir / Glass Onion

    Deux films :
    Venez voir de Jonas Trueba, 2023
    Glass Onion de Rian Johnson, 2022

  • Éditorial n°3 – Vues du ciel

    Prenez une ville où il ne se passe jamais grand-chose, quelque part dans le Montana par exemple. Lorsqu’on se la figure, on imagine une poignée de notables œuvrant à la stabilité économique du coin, peut-être quelques écoles et des cafés. On en oublierait presque qu’à sa périphérie certains ranchs sont encore occupés, c’est la partie rurale de cette étendue. Dans cette ville où Kelly Reichardt filme, quatre femmes vivent et travaillent, élèvent des chevaux ou construisent des maisons. Pour ces quatre personnages de Certaines femmes la tâche n’est pas simple, il leur faut tour à tour calmer un client menaçant, ménager un voisin mutique et défiant, rouler plusieurs heures pour donner un seul cours de droit dans une école déserte ou encore survivre à ce même cours de droit terré dans le fond de la classe. Maintenant, concevez que malgré toutes leurs occupations, ces femmes n’aient pas l’air d’habiter la ville, mais bien plutôt d’y passer comme des étrangères. Qu’en plus des difficultés matérielles pour y vivre, aux yeux des autres (des hommes), elles n’ont pas l’air d’exister, ou alors à la limite du regard.

    C’est un drame analogue que l’on retrouve chez Jia Zhangke. Dans les villes de Pékin, Chengdu ou Datong, le cinéaste met en scène une même communauté d’anonymes qui ne font que passer, qui transitent d’une usine à l’autre, se ren- contrent sur des bateaux et s’abandonnent dans des gares. Quand dans Still Life le barrage des Trois-Gorges se construit, le cinéaste filme la destruction des maisons et leurs habitants déjà en route. Ce sont moins les futures trombes d’eau qui l’intéressent que l’histoire de Han Sanming désormais sans maison dans une ville où il n’est plus personne, pris dans un temps qui est passé trop vite. Ici les deux cinéastes se retrouvent, passé le gigantisme des pays, les étendues qui n’en finissent pas et la sédimentation historique. Dans ces personnages que l’on saisit au milieu d’une histoire comme prise de nulle part que l’on découvre sans passé ou tentant de le recomposer.

    Ce sont des tribulations parfois malheureuses que mettent en scène Kelly Reichardt et Jia Zhangke, ou d’autres manières de raconter les histoires, en montant dans le même bateau que leurs personnages. En n’oubliant pas qu’il y a des rouages dont ils n’échapperont pas comme dans Wendy et Lucy, des manivelles actionnées de toute part pour aller plus vite et plus haut dans Au-delà des montagnes, mais qu’il suffit parfois de réduire un peu l’échelle du plan pour que les inquiétants macros mouvements laissent place aux micros événements d’une cueillette de champignons à l’aube ou d’un feu d’artifice tiré par trois amis sur les berges du fleuve Jaune. Pour ces deux cinéastes, les vues du ciel n’existent pas.

    Mahaut Thébault

  • Éditorial n°2 – Partir en éclaireur

    Nous n’arrivons jamais aisément dans les films de Friedrich Wilhelm Murnau : il faut traverser des nuages, prendre un bateau ou une barque, chevaucher jour et nuit dans des forêts hostiles, embarquer dans un train dont on ne connaît pas tout à fait la destination. Plus tard, nous ne sommes pas sûrs du lieu où l’on se trouve : une grande bâtisse où sommeillent d’étranges créatures, un village sans nom dont on ne voit pas les habitants, une ville illuminée qui n’appartient à aucune géographie. Ce sont des lieux qui n’existent plus aujourd’hui, qui n’existaient déjà plus à la fin des années 1910 lorsque le cinéaste réalise ses premiers films, pas plus qu’en 1930 lorsque sort City Girl. Ce que nous montrent ces œuvres, ce sont les vestiges d’un autre temps, une époque révolue et inquiétante, à laquelle nous ramène Murnau. Là-bas, tout nous est pourtant familier et nous revient en mémoire.

    Murnau est proche de nous, car ses films renvoient à un passé commun. C’est l’aspect magique des plans, l’universalité des enjeux, un retour à la mémoire d’une autre civilisation, d’une autre humanité. Ainsi la peur, l’angoisse des fables, de la fin que l’on dit par cœur, celle de toutes les tragédies, d’un paradis perdu, amour impossible ou monstre trop grand qui n’est plus une seule créature, mais recouvre d’un nuage le monde des hommes. C’est aussi l’inquiétude d’une caméra qui suit et parfois dépasse ses personnages, qui s’élève pour mieux les regarder s’agiter, presque autonome.

    Tandis que Murnau documente l’outre-tombe puis rentre chez lui regarder fébrilement ses rushs, Rohmer sculpte et avance en terrain connu. C’est encore l’inéluctable qui s’impose dans chaque film, mais cette fois-ci celui de la maîtrise de l’environnement, d’un cinéaste qui fait siens les lieux qu’il visite, qui ne laisse rien déborder et n’accepte jamais de déroger à son plan. Une boucle se forme dans les scénarios rohmeriens, puis se divise pour recouvrir toutes les strates de la mise en scène, infuser dans les dialogues. Tout prend sens, à un moment ou un autre du film, aux dépens, ou non, des personnages. La familiarité développée est celle d’une invitation chez lui, deux heures à s’aventurer dans des pièces dont seul le cinéaste connaît les issues. C’est un petit piège qui se referme peu à peu, la conscience surtout que ces images sont à lui désormais.

    De Murnau à Rohmer, c’est l’histoire d’un pays un peu étranger, auquel on revient toujours, plus ou moins aguerri, persuadé que cette fois-ci, on ne se fera pas avoir. C’est également le plaisir renouvelé de plonger dans ces intrigues qui sommeillent sur un mot interdit (Tabou), se construisent sur un complot (Triple agent), ou se dénouent d’une seule invocation (Faust).

    Mahaut Thébault

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