L’échappée
Sur Au bout du monde (2019) de Kiyoshi Kurosawa
Tous les films ne laissent pas les mêmes souvenirs, tous ne nous sautent pas aux yeux. Je n’ai pas aimé Au bout du monde à sa sortie, un peu plus lors des discussions qui ont suivi. Les semaines suivantes, le film et les déambulations de Yoko, son personnage principal, m’ont accompagnés. Cette réalisation, pour tout spectateur un tant soit peu familier de l’œuvre de Kurosawa ou un tant soit peu rigide dans la conception qu’il s’en fait, enfreint nombre de schémas attendus. Ces dérogations à une structure narrative prévisible convoquant fantômes, retour d’un passé enfoui, mutation et vengeance d’une société, troublent le témoin de l’œuvre qui s’enfuit dès lors dans une certaine frustration.
Seulement ce spectateur n’a pas vu Au bout du monde, il n’y a vu que l’histoire qu’il a voulu lui faire raconter. La beauté du dernier Kurosawa réside pourtant toute entière dans l’errance à laquelle il nous invite aux côtés de Yoko. Projetée en Ouzbékistan dans le cadre d’une émission de télévision, la jeune femme ne comprend ni la langue ni les mœurs du pays. Rien ne lui parle, tout semble à la fois l’irriter et lui glisser dessus. L’héroïne en apparaît relativement inintéressante, d’autant plus contrainte par la certaine naïveté à laquelle Kurosawa la confine. La jeune fille n’est que de passage, c’est une présence sur le plan, qui n’accroche rien, que le spectateur oublie. La question est évidente pour Yoko, comment trouver sa place lorsque c’est à l’étrangère qu’il faut jouer ?
C’est lors de promenades nocturnes que nous la voyons pour la première fois, qu’elle estompe peu à peu le vernis que lui a appliqué le réalisateur. Nous la découvrons telle qu’elle souhaite être vu. Libre de ses mouvements, elle trouve sa place au sein du film. Si le charme opère ici, c’est que l’insouciance n’est ni feinte ni simulée. Le plaisir procuré ne provient dès lors plus de l’histoire racontée, mais de la simple présence de Yoko à l’écran. C’est quand le cinéma nous laisse vivre côte à côte avec ses personnages, dans un même espace que l’on arpente avec eux, qu’il touche à l’un de ses éclats. L’Ouzbékistan tout comme le film sont deux contrées qu’il nous faut parcourir, pour lesquelles nous nous sommes engagés, dans lesquelles il fait bon être libre de ses mouvements – tout oculaires qu’ils soient. Regarder un film ce n’est pas seulement se rendre disponible à une proposition formelle, à l’immersion dans une histoire. C’est y aller pour que quelque chose puisse se produire et résonne en nous, dans l’espoir de construire quelque chose de nouveau.
Kurosawa accorde à son personnage une autonomie grandissante, il la pousse de plus en plus loin dans ces escapades allant jusqu’à influencer sa vie diurne. À présent Yoko appartient en propre aux plans du film, elle se fait condition de leur déroulement. Dans une scène tout à la fois drôle et terrifiante, la jeune femme se trouve attachée dans un manège à grande vitesse, forcée de le recommencer pour la bonne réalisation de l’émission. Kurosawa paraît la décomposer au fil des prises et pourtant Yoko tient bon. Elle est la seule figure du plan à rester intacte, bouleversée certes, mais entière. Le décor lui a glissé, l’image s’est brouillée, plus rien n’est discernable. Si cet effet était déjà présent dans Real (K. Kurosawa, 2013), signifiant l’altération de la réalité, le passage dans un certain fantastique, il est ici – dans ce motif qui reste au centre du plan -, le signe que quelque chose demeure, que Yoko s’accroche à sa ceinture comme au film dont elle prend à ce moment précis le contrôle.
L’image est vue en terre d’accueil, en foyer au sein duquel la jeune femme braconne la narration et contrecarre les attentes d’un spectateur trop empressé. Toutes ces nuits quelque chose s’est produit, un souffle – de liberté oui – dans le voilage d’une chambre, une escapade salutaire du cinéma.