Feu inextinguible

Sur Vitalina Varela (2019) de Pedro Costa

Le 23 juin 2013, Joaquim Brito Varela est mort au Portugal ; il y est enterré le 27. Vitalina Varela, sa femme restée au Cap-Vert, arrive sur le sol portugais le 30 juin, trois jours après les obsèques. Ces événements servent de point de départ à Vitalina Varela. Dès lors, comment habiter des lieux inconnus ? Comment retrouver celui qui n’est plus ? Comment faire avec la disparition d’un être cher devenu un étranger ? Celui qui est parti et n’est revenu que deux fois en 35 ans, comment le reconnaître ? Comment être celle qui reste après une mort ? Que reste-t-il d’un amour ? Comment croire à une mort dont on n’a pas vu les traces ? Insolubles et irréductibles, ces questionnements trouvent à s’exprimer depuis la nuit dont est imprégné le film, le quartier de Cova da Moura mais aussi par la sobriété des gestes, les paroles murmurées et le regard pénétrant de Vitalina. Or, si cela est déjà beaucoup, le travail qu’opère Pedro Costa avec Vitalina Varela fait advenir d’autres puissances, à partir de Vitalina toujours, mais qui la dépassent.

En premier lieu, il y a cette présence incarnée par Vitalina. Magistrale, elle apparaît d’abord telle une silhouette, dans l’embrasure de la porte d’un avion. Si le vacarme des hélices s’oppose au silence des dix premières minutes du film, le gigantisme de l’appareil à la petite figure de la protagoniste, le mécanique à l’organique, l’ombre qu’est pour le moment Vitalina impose déjà sa force. Microscopique et macroscopique cohabitent ; plus encore, la force déployée par cette figure mineure est si grande qu’elle dépasse la majeure par le contraste à l’œuvre. Alors les nuits lusitaniennes n’absorberont jamais pleinement la présence incandescente de Vitalina, toujours subsiste une lueur. En témoigne ce plan où, au seuil de la maison de Joaquim, Vitalina voit défiler devant elle des hommes lui adressant leurs condoléances. Même leurs ombres passant sur son visage ne peuvent éteindre le scintillement de son regard ; et à Vitalina de se relever, imposant alors au cadre de se mouvoir avec elle. Voilà ici un des rares mouvements de caméra du film, passant d’une plongée à une contre-plongée. Mais si celles-ci sont presque indiscernables, l’impulsion quant à elle est majestueuse et, associée à la discrétion des cadrages, réaffirme la grandeur de cette femme dans sa déférence même.

Face au décès de son mari, ce n’est pas un apitoiement misérabiliste qui est dépeint, mais plutôt une résistance et une dignité qui sont figurées. Vitalina Varela n’est pas seulement le récit d’un deuil où il s’agirait de montrer une souffrance qu’il faudrait dépasser pour accepter une mort. Est-il, de toute manière, réellement possible de ne plus éprouver quelque sentiment de tristesse ou de mélancolie lorsque quelqu’un manque ? Ceux qui restent doivent faire avec, mais cette blessure ne cicatrise jamais intégralement. Et le chagrin de Vitalina est bien là, mais ce qui importe est sa puissance avec celle-ci. Alors, le film déborde, pris dans les complémentarités d’une pénombre permettant la lumière, d’une parole advenant d’un silence, entre colère, déception et tristesse. De ces contrastes, et de ces entre-deux alors créés, surgissent les forces de Vitalina, des autres personnages et du film.    

Les hommes rentrant à Cova da Moura

Lorsqu’elle arrive dans le bidonville lisboète où est décédé son mari, Vitalina rencontre d’autres hommes ayant connu Joaquim au Portugal. Amis, voisins ou collègues, ceux-ci sont , tels des présences habitant les lieux. Ces hommes vivent dans ce quartier, mais ils le hantent également. C’est notamment ce que donnaient à voir les premiers plans du film, une procession funéraire suivie d’un retour des hommes dans leurs habitations de Cova da Moura. Nocturnes et silencieuses ces deux scènes figuraient en outre les hommes comme des silhouettes ou des ombres contre les murs. Bien présents charnellement et donc individualisés, ces corps portent pourtant en eux un devenir commun par leur irréductibilité à ne demeurer qu’un. Ensemble, ils n’expriment plus seulement une histoire individuelle mais la destinée d’une communauté. En effet, nombreux ont été les hommes cap-verdiens immigrant au Portugal en quête d’un travail et d’une vie meilleure pour leur famille au Cap-Vert. Or, ces désirs et ces promesses sont souvent restés vains, les hommes sont restés dans les quartiers délabrés du Portugal, survivant malgré tout ; et puis, les femmes et les enfants ont attendu au Cap-Vert. Parfois des signes d’un retour, Joaquim envoyât une ou deux lettres à Vitalina et revint deux fois, initiant la construction d’une maison. Mais rapidement il fuit et disparaît à Vitalina, jusqu’à son décès. C’est dans sa mort qu’il resurgira pour Vitalina, d’abord administrativement dans les documents officiels que celle-ci reçoit pour annoncer sa disparition. Ensuite à travers les récits : ceux que les hommes du quartier donnent à Vitalina et les siens. Si dans Cavalo Dinheiro (Pedro Costa, 2014), le premier retour de Joaquim nous était donné à entendre par la lecture des documents, c’est bien à travers les récits personnels que ce dernier revient dans Vitalina Varela.

Un homme pénètre dans la maison de Joaquim, son ami lui manque. S’asseyant à une table, il raconte : « C’est ici qu’on mangeait notre bacon fumé, nos côtelettes de porc. C’est ici qu’on jouait aux cartes. C’est ici qu’on t’écrivait des lettres. » Vitalina entrevoit l’envers de son histoire avec Joaquim, mais il ne s’agit pas uniquement de cela dans ces paroles. En effet, pour qui se souvient d’En avant jeunesse (Pedro Costa, 2006) cet instant, immanquablement, rappelle les séquences de récitation de la lettre de Ventura, dans une baraque où il jouait aux cartes avec Lento. La lettre en reprenait d’autres, celles d’émigrés cap-verdiens écrivant aux êtres aimés restés sur l’île et l’avant dernière que Robert Desnos envoyât à sa femme Youki, le 15 juillet 1944, alors qu’il était déporté au camp de Flöha (Saxe). La lettre de Ventura – créée à la demande de Lento pour dire à sa femme qu’elle lui manquait – oscillait entre désespoir quant à l’absence de réponse (« Toujours rien de ta main. Ce sera pour la prochaine fois. ») et espoir de possibles retrouvailles (« Nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans. »).

Or, si l’on se remémore justement la teneur de cette lettre, dans Vitalina Varela un renversement se produit quant à son énonciateur. On l’a dit, Joaquim n’a écrit qu’une ou deux lettres en trente ans à Vitalina, puis l’a abandonné alors qu’ils construisaient une maison au Cap-Vert. Aussi, comment aurait-il pu écrire une telle lettre ? « Chaque jour, chaque minute, j’apprends de nouveaux mots, de beaux mots, rien que pour nous deux, juste à notre mesure, comme un pyjama de soie fine » ou encore « Des fois, j’ai peur de construire ces murs, moi, avec un pic et du ciment, et toi, avec ton silence. » De Joaquim ou de Vitalina, seule Vitalina aurait pu l’écrire. C’est en effet elle qui, s’adressant à son défunt mari, lui rappelle « Tu es surpris, n’est-ce pas ? Tu n’attendais pas ma visite. Tu ne voulais pas de moi près de toi, même dans tes dernières heures » ou encore « Quand je t’ai écrit pour demander de l’argent, tu n’as pas répondu, tu es resté silencieux. » ; puis lui rappelant comment elle a fini de construire la maison cap-verdienne « Tu n’es jamais entré dans notre maison après qu’elle soit finie, toute peinte. Tu répétais que tu viendrais, que tu viendrais… Et tu es mort, et tu n’es jamais venu. » Dès lors, on comprend que cette lettre, qui fut celle de Ventura et évoquant alors le sort des immigrés cap-verdiens exploités au Portugal peut aussi être celle de Vitalina, celle de ceux restés sur l’île. Ces vies vécues, qu’elles l’aient été au Portugal ou au Cap-Vert, portent chacune le manque de l’être aimé, celui qui est parti ou celui qui est resté. Pour autant il ne s’agit pas d’accabler ceux qui sont partis, mais bien de réaffirmer l’existence de cette distance – instauratrice, en outre, de solitude – afin de mieux donner à voir une situation collective de cette part de la population cap-verdienne.

Vitalina

De cet éloignement géographique, se construisent alors des vies différentes. Joaquim avait rencontré une autre femme à Lisbonne alors que Vitalina, au Cap-Vert, ne pouvant rien y faire, avait mis son mari de côté. Alors, s’il est vrai qu’une certaine présence de Joaquim advient dans le film à travers les récits, sont surtout présents les sentiments que Vitalina éprouve à son égard, à partir de cette mort. Il y a ces reproches qu’elle adresse à Joaquim, dans sa maison, comme une façon directe d’exprimer sa douleur et sa colère. Or ces phrases qu’elle lui assène ne trouvent jamais de réponse, du moins à être écoutées et entendues. C’est en la personne d’un prêtre – incarné par Ventura, mais jamais nommé de la sorte – que Vitalina trouve un interlocuteur.

De ces scènes communes, se dessine alors un nouvel écart, celui dans la langue. Le prêtre explique en effet à Vitalina que si elle veut parler avec l’esprit de son mari, elle doit le faire en portugais ; or, elle ne parle pas cette langue – celle des colonisateurs, des oppresseurs – mais le créole cap-verdien. Bien qu’elle tente de l’apprendre, viendra un moment où elle contestera cette lusophonie : « Notre père déraille. Il dit que les esprits ne parlent que portugais. Il dit que je dois apprendre pour te parler. C’est difficile. Je suis un peu bête. Si j’apprends, me diras-tu des choses que tu me disais au Cap-Vert ? » Joaquim, assurément, ne dira rien dans sa mort, lui qui encore vivant avait jeté les lettres de Vitalina écrites en portugais. Alors Vitalina ne retrouvera pas son mari, mais non par apathie ou paresse d’apprendre une langue. En réalité, la maison de Joaquim autant que le quartier semblent la rejeter, qu’elle ne puisse pas se détacher de sa terre cap-verdienne. D’ailleurs sa contestation de la langue portugaise survient successivement à une scène tournée au Cap-Vert. Un jeune homme et une jeune femme se trouvent dans un lit. Elle se lève et sort de la maison pour contempler le paysage volcanique de l’île empreint du chant des coqs, des voix joyeuses d’enfants, d’un doux vent. Heureux souvenir de la vie insulaire, instant contemporain ou à venir ? Si le film ne donne aucun indice quant à la temporalité, cette scène intervient tout de même tel un moment de répit accordé à Vitalina évoluant désormais dans la tourmente d’un bidonville lisboète.

La fin de Vitalina Varela propose une nouvelle fois de sortir de Cova da Moura pour le Cap-Vert. Toujours dans cette même indétermination temporelle, les deux jeunes gens construisent une maison. Le garçon est au travail sur le toit, quand la fille lui apporte des parpaings. Elle monte sur le toit, puis se dirige sur la droite et regarde au loin. Ultime échappée où, à l’insalubrité de la maison lisboète répond la promesse de solidité de celle en construction, à l’enfermement des intérieurs lusitaniens s’affirme ici l’ouverture de l’édifice insulaire. Figuration de ce rêve vivace où, dans le paysage volcanique, existe la promesse d’une petite maison de lave.

Casa de Lava (Pedro Costa, 1995)