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Étiquette : 2019
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Dieu moins quelques détails
Sur Une Vie cachée (2019) de Terrence Malick
Une Vie cachée est un film à sujet. C’est même, depuis Le Nouveau monde (2005) sans doute, le premier film à sujet de Malick, c’est-à-dire relatant a priori un événement précis, qui plus est historique, d’où grandissent une fiction, des personnages, une narration que l’on croyait jusqu’à ce jour définitivement rejetés par les vagues à l’âme dérisoires, mondains, et l’abstraction sentimentale et religieuse sur lesquels le réalisateur faisait le choix de s’attarder dans son travail le plus récent. Prenant place en Autriche durant la Seconde Guerre mondiale et l’invasion du pays par l’Allemagne, et marquant en ce sens un changement de cap qui pourrait paraître important dans une filmographie désormais affaiblie, délaissée par bon nombre de spectateurs et de critiques qui avaient pu, il y a quelques années encore, soutenir le formalisme et l’imagerie biblique très pieuse assumés par The Tree of Life (2011), Une Vie cachée raconte l’histoire de Franz Jägerstätter, mari aimant, père de famille et paysan qui refuse par conviction de prêter allégeance à Hitler et de rejoindre l’armée allemande lorsqu’en Europe les combats s’accélèrent, que tombent les ordonnances et que s’accroît la mobilisation totale des provinces de l’Empire. Rapidement isolé dans un village où la participation humaine et monétaire à la guerre en cours est largement soutenue, l’homme va devoir faire face au rejet progressif de sa communauté avant de refuser officiellement de prendre les armes ; jugé en traître à sa patrie, il est fait prisonnier, emmené à Berlin puis condamné à mort tandis que sa femme en Autriche continue elle de travailler, attendant un retournement dans les choix décisifs de son mari qui s’apprête à la laisser seule et sacrifier sa vie à la poursuite de ses idées – politiques certes, mais aussi religieuses évidemment, puisque, à tous ces faits d’armes historiques, il faut encore rajouter Dieu à partir duquel, n’en déplaise à ceux qui le savent déjà et en ont marre, les choses sont toujours montrées chez Malick.
Sous la forme d’une parabole, Une Vie cachée est ainsi le récit d’une mise à mort de soi couplée d’un abandon à sa propre famille au nom d’une morale humaniste et chrétienne, sous le regard d’un Dieu omniprésent bien que resté comme en retrait dans l’avancée de la grande tragédie européenne, observateur des choix d’un homme dont la croyance est justement mise à l’épreuve des forces de l’Histoire, de sa mort approchant et de la solitude terrible qu’il impose à ses proches. L’histoire d’Une Vie cachée, en ce sens, c’est un peu le Livre de Job, mais transposé dans une enclave germanique, montagnarde et majestueuse, riche d’un lyrisme et d’une innocence paysanne que le XXe siècle industriel n’aurait pas encore remplacés ; et que l’image, toujours aussi légère, volubile et démonstrative de Malick, serait à même de nous montrer. Si bien que davantage que le nazisme, la guerre ou le patriotisme, c’est la foi, encore, qui intéresse Malick. Une foi sans faille devant l’Histoire du côté du récit du film, foi qui refuse de se soumettre aux ordres de l’Empire pour perpétuer, le temps d’un récit élégiaque fait de souvenirs, d’échanges de lettres et de dernières prières, un peu de morale catholique sur terre. Une foi sans faille devant l’Image du côté de la forme du film, comme un langage d’extase et de satisfaction face à la beauté enivrante du monde dont le travelling avant et la contre-plongée, parce qu’ils désignent cette action de la perception comme percée dans la danse des choses et dévoilement des grandeurs sacrées du réel, sont le vocabulaire le plus utilisé. À la question : que peut l’image ?, Malick, ici, ne semble jamais que répondre : la grâce, la grâce. Un même mot qui, en proposant la reconduite de cette vision unique, évince très vite chaque plan, chaque unité de narration de la marche globale du film. C’est en cela notamment qu’Une Vie cachée est un film qui, c’est embêtant, ne nous raconte rien.
Pour bien comprendre cela, il faut imaginer qu’à partir du moment où cette grâce, dès l’ouverture, s’inscrit comme volonté une et indivisible de l’avancée du film, les plans d’Une Vie cachée, pris un à un, ne cesseront pas de la soutenir comme une structure plus grande qui les dépasse et qui leur préexiste, comme une architecture du monde dont ils ne sont que les témoins et qui n’a donc pas besoin d’eux pour se construire ni pour s’organiser ; maintenus aux portes de la représentation comme devant le royaume de Dieu sur Terre, ces plans n’auront pas d’autre but qu’un travail de rassemblement des éléments épars du théâtre des Volontés, recherchant la synthèse, l’universel, dans les moindres déplacements de la caméra. Que Franz et sa famille travaillent, qu’ils jouent, qu’ils pleurent ou se séparent, qu’ils se retrouvent follement émus ou bien que lui, désormais seul, attende la prison puis la mort, il y a de la part de Malick une équivalence de traitement, un abandon total du travail de la mise en scène au profit d’une poussée constante et aérienne opérée par la caméra, un point de vue de soutien qui accompagne et agrandit les beautés désignées comme telles du paysage, des êtres et des objets filmés. Et c’est certes une vision béate et un peu pauvre de la beauté que nous transmet ce cinéma, lorsque l’immensité de la montagne en arrière-plan, la découpe violente des crevasses, la rondeur massive des visages accentuée au grand angle et les reflets de la lumière sur les objets de bois sont les principaux attributs de cette appréhension rustique, monumentale et plutôt volontaire du cadre de la vie des hommes ; or c’est une vision qui, au nom de la recherche d’une unité souveraine et organisatrice, désigne cette beauté comme l’énoncé privilégié des plans, comme le travail toujours premier de l’action des images qui n’ont, pour exister, nécessité d’aucune altérité.
En quelque sorte, où règnent la métonymie et la révélation par le fragment il n’y a plus besoin d’addition, ni du moindre enchaînement. Au point sans doute que la réduction de son attention sur les seules puissances de l’image, son formalisme, ait finalement poussé Malick aussi loin qu’on le puisse du travail du montage et de la dialectique ; son monde, au fond, est ce monde d’évidence où la compréhension ne sépare pas de la transcendance ni de l’acceptation totale et permanente des phénomènes produits par le visible. La coupe, le point de montage, ne sont ici que des sauts dans l’image, ou bien les sauts d’une même image dans l’exercice de sa pure et simple continuation ; et l’on comprend bien vite que l’idée entêtée d’Une Vie cachée, sa recherche constante de la grâce, ait fini dès les premiers plans de se déposer sur le film pour lui décider son avenir et lui enlever la possibilité d’une véritable narration, d’une avancée de la fiction par agencement des plans, regroupement des images. Malick est un auteur qui a su refuser au plus haut point le dialogue avec la matière afin de faire du monologue la forme privilégiée de son cinéma ; c’est pourquoi il est un moment, c’est bien normal, où à force de parler tout seul, Malick ne dit rien pour personne. L’absence de véritables coupes, de trous dans la parole (ou de manques dans le programme) comme des instants de pause destinés à ceux qui regardent, fait de son dernier film un objet sans adresse qui n’a pas besoin de nous pour être lu ni exister. Le b.a.-ba du dialogue avec le public étant ici rompu, Une Vie cachée construit une parole prophétique en bonds gracieux au bout desquels, heureuse comme une perdue dans son brillant palais des glaces, elle ne peut rejoindre qu’elle-même. Si bien que l’on se trouve comme dégagé, mis en retrait, et au bout d’un moment absent devant le travail étonnant d’un maniérisme sans matière où le monde et l’histoire ont enfin disparus, derrière les seuls choix de la forme et les puissances d’une parole reine et plus que jamais solitaire.
Pourtant, il y a une chose étrangement fonctionnelle dans cet air d’auteur convaincu qui passe tranquillement à la moulinette toutes les forces indéterminées et réappropriables – par le montage, le spectateur – des images de son film, et qui est due, je crois, au sujet d’Une Vie cachée. Car en revenant sur le papier à un récit historique et déterminé – la conquête sociale et morale de l’idéologie nazie durant la Seconde Guerre mondiale –, récit qui pour le coup n’avait pas eu besoin de lui pour déjà exister, Malick se dote d’un scénario qui, de son propre côté également, peut toujours avancer sans lui ni l’aide d’aucune image. Autrement dit, c’est aussi parce que de ce sujet le film peut faire le choix de ne rien traiter sans entraver pourtant à la compréhension générale du récit, c’est aussi parce que de ce sujet nous savons déjà tout, ou du moins tout ce qu’un auteur comme Malick peut en retirer d’archétypes – et en effet, il y aura bien quelques nazis et quelques résistants, des actes de collaboration autant que de bravoure, des visages marqués par la haine aussi bien que par le courage et l’amitié – que ce dernier, effectivement, peut décider de ne rien construire sans briser le contrat tacite d’explications et d’événements qu’il tâche de renouer cette fois-ci avec le public de son film. Malick a ceci de moderne qu’il est, et sans doute sans cynisme, un réalisateur de films autant qu’un grand communicant ; faire Une Vie cachée, pour lui, c’est aussi réussir à pré-vendre un programme d’Histoire tout en répétant le même mot – la grâce, la grâce – qui ne trompera personne mais contentera tout le monde, ceux qui veulent des costumes nazis et ceux, comme lui, pour qui les grands récits n’existent que du point de vue de ceux qui sont encore en mesure de les dire, à la manière de dons qui se font passer pour très beau mais jamais sans crainte ni partage.
Et certes, cela ne peut pas nous suffire. Mais au moins ce cinéma-là a-t-il gagné, du haut de sa tour de Babel, une vraie liberté qui lui permet, même assez rapidement, de faire une boucle avec lui-même pour se décider son histoire. Car par ce choix de ne plus rien raconter sinon ce qu’il trouve dans et par la Bible, Malick semble faire débuter son dernier film avec en tête une conviction très forte sur ce que ses images sont capables de produire en tant qu’elles sont et restent des images ; et il y a dans Une Vie cachée un attachement très fort à la tautologie, comme si, en n’accumulant rien, en-deçà de leur grâce, les images de son film finalement ne renvoyaient plus qu’à ce qu’elles désignent sans passer par l’étape, si pénible pour Malick, de leur figuration. Le visage de la haine n’appartenant plus à l’Histoire, il n’appartient également à personne, il n’est ici plus que le visage rendu nu, dénudé de la haine. C’est bien pour cette raison que Malick, on le sait, refera toujours le même film, fait de simples mots de vocabulaire qu’il a prélevés dans son grand livre ; mais c’est aussi pourquoi, faute de faire des films importants, il est devenu cet auteur qui nous ramène au temps mythique et fantasmé où les images, peut-être, étaient toutes sans ambiguïté, comme des paroles naissant directement de l’œil d’un Dieu vaniteux et lointain. Et d’une certaine manière, c’est le rêve abouti d’un cinéma comme communication transparente et parfaite ; une communication, seulement, qui n’aurait plus rien à nous dire, sinon le droit d’être beau et de cultiver la terre.
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La loi du Bento
Sur Les Misérables (2019) de Ladj Ly
1. On a déjà parlé ici des Misérables. Sans doute le film, nous avons tenté de le dire, pose-t-il de nombreux problèmes, faisant montre notamment d’un désir de conciliation qui nous paraît étrange, d’un resserrement de son propos – du scénario – sur le temps trop succinct d’une seule journée de jeux et de travail. Sans doute le film vise-t-il très haut, pointant un problème structurel – le délaissement et la répression policière dans les banlieues – mais sans parvenir pour autant à quitter le relativisme de ses portraits de « petites gens ». À donner ses chances à tout le monde, à nuancer les caractères (il y a trois flics : un méchant pas si méchant que ça, un gentil, épuisé, qui finit par faire une bêtise et tirer sur un gosse, un nouveau venu innocent qui suit les autres par loyauté), c’est la pression des groupes sociaux qui n’est finalement pas montrée, les rapports de force et de lutte ne se fondant, au bout du compte, qu’en des rapports brouillons et toujours singularisés. Si bien qu’à la toute fin, lorsque les enfants se révoltent après presque 1h30 de film, ce sont certes toutes les formes d’autorité qui en prennent pour leur grade, de la BAC aux corps d’oppression plus mous, moins institués – dealers, « maire » autoproclamé, adultes complices et lâches –, mais des individus seulement qui sont mis en danger. Durant la dernière scène, le film épouse le point de vue de Bento, le flic innocent et aimant, coincé dans une cage d’escalier, dans la ligne de mire d’un cocktail Molotov ; en face du lui, Issa, l’enfant-martyr des Misérables, tout juste remis de la balle de flashball qu’il a pris dans la tête, situé un étage plus haut s’apprête à le lancer. On ne sait pas s’il le fera, mais le goulot de la bouteille étant déjà brûlé, l’espace étant restreint, rétréci par le feu et la fumée et bloqué de toutes parts, il est à peu près sûr que le cocktail va bientôt, et sur eux, exploser. Le film se clôt ici, sur ce non-choix à la violence énorme : ou tuer ou se faire tuer dans ce duel terminal, par une haine réductrice qui barre l’accès à l’événement, à la forme historique de cette soudaine insurrection, dans un mouvement aveugle présenté par le film comme un mouvement glacé, inévitable (l’enfant, bien sûr, devait finir par se venger), mais qui pourtant est un pur artifice de scénario, une mise sous tutelle de la scène par une tension voulue, écrite, et parfaitement désordonnée des Misérables.
2. L’erreur serait de croire que, venant du documentaire, Ly réalise un film en « prises directes » sur la réalité. La caméra au poing et les zooms soudains dans l’image ne doivent pas nous tromper, Les Misérables n’emprunte au reportage qu’une esthétique, comme le disait ici Denis Grizet – une lecture faussement neutre, mais devenue banale, de son réel filmé. Les plans sursautent et se bousculent, donnent l’illusion d’un regard impartial, surpris et affolé, mais ils n’ont pas d’autre logique qu’une mise en tension perpétuelle, qu’une pression qui sourd et ne cesse de monter. Cette pression donc, nous la dévisageons lors de la fin du film, lorsque le cocktail Molotov s’apprête à exploser ; et c’est elle également qui nous frappait lors du démarrage du récit, quand la violence des Misérables débute déjà et arrive à son comble. Nous sommes alors sur un terrain de football et la brigade de la BAC, après de longues séquences d’introduction qui plantent les personnages et le décor, interpelle un enfant (Issa), accusé du vol d’un lionceau. La brutalité policière aidant, le montage des images à ce moment s’excite et, à grands coups de zooms et de travellings qui tour à tour fragmentent et circonscrivent la scène, les matraques sont déjà lancées. L’enfant s’enfuit, puis, on ne sait trop comment, la première douche de lacrymo finit elle aussi par tomber, au grand dam d’un des flics qui la prend dans les yeux. En peu de temps pourtant, l’enfant est rattrapé ; s’ensuit un face à face entre la BAC et un groupe de gamins qui les acculent ou les tiennent en respect d’un côté et de l’autre de la rue. Une nappe sonore (un bourdonnement, des cris) rapidement s’épaissit tandis que les plans s’additionnent (inserts, portés et plans de drone), faisant s’acculer l’homme qui tient Issa dans la main droite, son arme dans la gauche, et pleure à cause du lacrymo qu’il a pris à l’instant. Alors le drame a lieu – l’enfant s’échappe, un contrechamp, une énième perte de repères et enfin une détonation. Il arrive un moment où ce n’est plus que le montage sonore, visuel, et non pas le tir de flashball, qui met à terre et défigure le jeune Issa.
3. C’est en ce sens que, cela ne fut pas assez dit, Les Misérables est un film violent – porte en lui une violence énorme. Non pas seulement parce que son sujet l’est, parce que ses personnages le sont, mais parce qu’il cherche sans cesse ce point d’acmé où la force mangeuse du montage tout à la fois trouve sa vitesse de fond (celle où « ça va bientôt péter ») et tend à s’effacer derrière le devenir tragique de la situation, la lacrymo étant ici un faire-valoir, le coup de pouce du scénario qui souligne la sentence, terrible certes, mais on ne peut plus logique de la scène ; en quelque sorte, « ça devait bien finir par arriver ». Et plus encore, cette violence est énorme parce que les séquences qui la portent courent sur un fil plus large qui n’est pas du tout maîtrisé : Les Misérables est un film incertain, mal écrit ; il y a chez lui toutes sortes de négligences. Par exemple il y a le drone, téléguidé par un adolescent (Buz), fournissant une vue subjective plutôt belle faite de plans aériens très lents et dévoilant l’organisation géographique de Montfermeil. L’engin finira fracassé par l’un des agents de la BAC dont il a capturé la bavure sans que cela n’empêche, une bonne demi-heure plus tard, l’arrivée d’un plan aérien visiblement tourné par le même drôle de drone. Réminiscence d’un regard injustement bousillé ? Plutôt légèreté d’écriture, facilité de montage et de rythme des images, car ici ce qui est montré c’est la voiture de la BAC qui file vers le traquenard final, et c’était certainement plus efficace de prendre, à ce moment-là, de la hauteur. Peu importe alors que le moyen utilisé n’existe plus dans l’histoire et que le drone revienne, non comme personnage ou regard qu’il était, mais comme moyen technique idéalement adéquat à une situation particulière. Il y a là un saut, qui n’est pas des sauts qui libèrent les films, les font aller voir ailleurs ; mais un rebondissement qui défausse, fait fi de l’enchaînement des faits et événements du scénario, quitte un état – personnage-drone hors-service – pour un autre – mouvement d’appareil qui n’est la résurgence de rien, le fantôme de personne ; un regard qui ne soutient rien. Ces sauts d’un état à un autre ne se produisent pas seulement pour l’appareil volant, c’est tout le film qui est touché par cet étrange arrangement avec toute vraisemblance ou cohérence. C’est tous les protagonistes qui glissent, comme le drone, entre deux états : tantôt ils suivent leur trajectoire de personnages, tantôt ils sautent de cette trajectoire pour se faire techniques scénaristiques et aider des scénaristes et réalisateurs qui n’ont de cesse d’aller au plus simple, au plus aisé – d’éviter tout fracas, de manquer à toute invention.
4. C’est que Les Misérables était sur le point de créer une véritable valeur ajoutée au scénario plutôt routinier du film pourvoyeur en informations sociales : au bout d’une demi-heure se produit le tir contre Issa et la scène est enregistrée par le drone guidé par Buz, fournissant alors une image de fiction. Fiction qui ne doit rien au tir de flashball, mais parce que celui qui tire et celui qui subit ne sont habituellement jamais capturés dans le même cadre, sur un support qui rend la preuve transmissible. Et c’est cette transmission que Ladj Ly refuse, c’est cette fiction énorme que le film ne veut pas supporter. L’image du crime filmé par le drone, personne ne la verra : ni le spectateur rivé au montage du film, c’est-à-dire à la caméra de Ly, toujours d’un côté ou de l’autre, mais jamais face à l’ensemble inédit des oppresseurs et des opprimés ; ni les personnages du film, qui pris dans les rebondissements ne peuvent jamais se poser et regarder. L’image interdite existe en marge du film, au-dessus de lui – c’est le drone à nouveau, qui survolait la caméra du réalisateur et voyait ce que lui ne voulait pas voir –, dans un espace qui est celui de la fiction : la fiction ce n’est jamais ce qui n’existe pas, c’est ce qui existe aux abords, ce sont les circuits que le réel ne peut faire emprunter parce qu’il y a toujours obstacle à leur atteinte. La fiction n’arrive jamais seule : il faut s’abandonner à raconter une histoire – alors elle vient traîner dans le coin et l’histoire tout à coup s’échappe, se retourne et propose au regard ce qui avait été manqué, ce qui n’avait pas été vu. Et ce non-vu, il faut alors s’en saisir, et poursuivre avec ; alors le récit est parfaitement assimilé par les protagonistes et peut être transmis avec la résolution de sa part manquante. Mais Ly ne raconte aucune histoire, il s’en tient à la lettre de son scénario et colle à ses souvenirs. C’est que les récits tout le monde ne veut pas les entendre, or Les Misérables veut être entendu de tous, dans tous les camps – aussi s’en tient-il à distribuer des faits et met-il la fiction en déroute en envoyant la carte mémoire en vadrouille. Dès lors le film a le feu aux fesses et court dans tous les sens, n’importe comment, jusqu’au minable cocktail Molotov final, moins tenu par Isaa que le spectateur regarde, que par un truc de technique du scénario – « la fin ouverte » – que le film contemple, satisfait.Les Misérables, sûrement, fait partie de ces films qui manquent de suite dans leurs idées. C’est-à-dire que la volonté du scénario (ou non volonté) finit toujours par prendre le pas sur le contenu de ses images filmées, nous dépossédant de ce qui, par l’image, avait été gagné.
5. On a donc un film qui a besoin de dissimuler ce qu’il avance – déjà le tir, bizarrement monté, n’était guère visible – afin de ne pas trop se tremper. Pour cela, le film a un agent infiltré au service de son scénario, très doué pour effacer les traces, pour amener le doute sur ce qui a eu lieu. Cet agent c’est Bento, le flic gentil, dont on aura tout de même des raisons de se méfier dès les quasi-premiers mots : à une question de ses collègues sur les motivations de son engagement, voilà un type qui explique que venant de Police Secours, il se réoriente vers la BAC afin d’être muté depuis Cherbourg dans une zone plus propice à la garde alternée de son fils. Le motif est plutôt bancal, si ce n’est carrément insuffisant. Car Bento est une pure invention d’écriture, c’est-à-dire que sa situation colle de trop près un scénario lâche, dont il n’est rien d’autre que la métonymie de son application à ne jamais choisir. Ainsi campé, il va pouvoir entrer en action, c’est-à-dire – paradoxalement – plonger le film dans une inertie totale en dégonflant toutes les situations. Cela, il le fera par sa parole, tout droit sortie du film mal écrit, c’est-à-dire du film qui justement ne tient jamais parole. Observons plutôt : quelques séquences après le tir de flashball, c’est la fin de la journée et la pression s’est abaissée. Bento, une bière à la main, fait la morale à son collègue qui tout à l’heure avait tiré, retraçant avec lui le déroulé de l’interpellation – et recouvrant, par-là, d’une voix sûre et d’autorité, sortie de l’accrochage des plans, ce qui s’était alors passé. À lui de dire que la pression subie n’était alors qu’une pression faible, que « ce n’était que des enfants » qui leur faisaient face dans la rue, les bloquant grossièrement avec des pierres et des canettes ; à lui, par la voix distanciée du commentaire et la prestance du personnage, adroit et juste depuis le commencement du film, d’énoncer calmement la disproportion incroyable du tir et des besoins réels de la situation. Certes, et on ne peut qu’être en accord avec lui, car on sait bien maintenant que ceux qui usent des flashballs sont des fous. Pourtant, la question n’est pas là, ou ne devrait pas l’être, quand le discours conscient et politique du film, porté par le flic le plus sage, s’en vient vider la brutalité sourde de l’interpellation de la continuité du film. Il y a là le travail latent – travail second, masqué, mais non moins véritable – d’un film qui frappe ou brutalise, brouille la vue et fait mal, puis dénie lorsque ça l’arrange la vérité de ses images. Au mal-vu de la mise en scène, il y a encore dans Les Misérables le non-dit de la mise en récit.
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Personne
Sur Gloria Mundi (2019) de Robert Guédiguian
Gloria Mundi met en scène trois couples reliés par des liens familiaux. Le premier est celui des parents, Sylvie et Richard, elle agent d’entretien pour de grandes entreprises le soir, lui chauffeur de bus la journée. Le deuxième, c’est celui de leur fille Aurore avec Bruno, jeunes entrepreneurs dans les cash converters sur le point d’ouvrir leur deuxième magasin. Le dernier est formé par la deuxième fille de Sylvie, Mathilda, avec Nicolas, jeune chauffeur de VTC. L’intérêt principal du film se trouve dans les relations qu’entretiennent les personnages et leur évolution. Son échec est de peiner à les faire exister.
Ceux-ci parlent en permanence, mais seul le discours se fait entendre. Chacun dans sa case récite celui qui lui correspond : le couple de prolétaires proche de la retraite, résigné, se refuse à toute action collective ; le couple d’entrepreneurs, requins pleins de condescendances, cite Macron et rabroue clients comme employés à la moindre plainte ; Mathilda et Nicolas, le couple de galériens exploités, s’autopersuade que sa situation n’est due qu’à son manque d’efforts (que la femme reproche à l’homme). Le scénario enfonce le clou en étant extrêmement prévisible. Nicolas est un personnage qui se fait briser le bras, tromper par sa femme, moquer par Bruno, remettre un arrêt de travail le condamnant à l’inactivité et l’empêchant de nourrir sa fille, ainsi que d’autres calamités. Il se retrouve tellement accablé par le film qu’on finit par ne plus y croire, par ne plus voir Nicolas, mais la figure allégorique du prolétaire portant toute la misère du monde sur son dos.
Dans le même ordre d’idée, Sylvie est un personnage qui nous est présenté comme une travailleuse qui n’aspire qu’à tenir bon les quelques années la séparant de la retraite. Elle est ainsi peu engagée dans les mouvements sociaux. Dans la narration c’est la “jaune”, la briseuse de grève, celle qui refuse de rejoindre ses collègues, de lutter. Cela se comprend au sein du film par ses conditions de vie : elle gagne peu, mais doit aider sa fille, qui vient d’avoir un bébé, mais dont le petit ami a perdu son travail il y a peu. Elle est donc aussi la mère travailleuse prête à tout pour aider ses enfants. Ces deux archétypes, mère de famille + “jaune”, représentent globalement le personnage et guident toutes ses actions et réactions. Dans une scène, elle s’oppose à un mouvement de grève lancé par certains de ses collègues. Que dit-elle lors de l’AG des grévistes ? Qu’elle veut travailler, que si les grévistes veulent plus d’argent, ils doivent monter leur boîte comme le patron. Une fois que l’on a compris qui Sylvie représentait, on devine aisément ce qu’elle va dire, ce qu’elle va faire et comment elle va réagir. L’aspect trop explicite de ces personnages – cette absence de flou entre leurs actions et leurs intentions – laisse trop transparaître l’écriture, la métaphore qui anime le film, et de ce fait instaure une distance entre eux et nous qui empêche l’attachement émotionnel. On ne croit pas en eux.
Dans un film tel que celui-ci, croire aux personnages est essentiel. Non pas y croire au sens où ils puissent exister tels quels dans la réalité quotidienne, mais croire en eux. Croire à leur vie, aux obstacles qu’ils traversent, aux relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres, à la corrélation entre ce qui sort de leur bouche et ceux qu’ils sont (même s’il s’agit de mensonges). Or les archétypes prennent sous nos yeux la place des personnages, qui s’effacent complètement pour ne plus laisser place qu’à la façade, au discours.
Celui-ci emplit dès lors l’image et en écrase les autres éléments, empêchant autre chose d’émerger. Se déroule dès lors 1 h 47 de situations téléphonées, de réactions attendues et de dialogues navrants. Alors qu’aux personnages se substituent les archétypes, la compassion s’étiole. Un comble.
The Circle and the Right Angle, Michel Seuphor (1970) -
Le cœur à l’ouvrage
Sur Gloria Mundi (2019) de Robert Guédiguian
À Marseille, une famille essaye de s’en sortir, Guédiguian les filme avec une simplicité déconcertante. Pas de misérabilisme, pas de martyrs. Des Hommes, qui souffrent, se battent, s’aiment. Sans jamais céder à la tentation de ne montrer qu’une idée sans visage. Car des visages il y en a, et des plus beaux. Marqués par des années de prison, une vie de femme de ménage, de chauffeur de bus, mais surtout des visages ordinaires.
Un nouvel enfant arrive dans un couple qui n’en peut plus – d’être viré, précaire, en équilibre sur les fins de mois – et tout bascule. Vraiment ? Non rien ne bascule, l’intention du film n’est pas là. C’est à la manière d’un à propos de que le film se construit devant nos yeux, et non pas dans la mise en avant d’un discours. Si ce dernier existait, il serait humaniste, poindrait en transparence sur chaque plan de visages, de regard, de paroles à deux, trois, quatre Hommes.
En transparence, car j’imagine la beauté de ces Hommes en dehors du film – mais je l’ignore, et seul le cinéma peut me les donner de la sorte. Mais alors les révèle-t-il ou les conserve-t-il ? La force du film est tout entière dans cette question. Gloria Mundi fait-il autre chose que nous montrer des Hommes ? Cela suffit c’est certain, pourtant le doute persiste, y-a-t-il quelque chose en plus ?
Dans ce plan de Sylvie, quelque chose me trouble. Impossible de me souvenir des circonstances, est-on chez elle, chez le médecin, aux aurores dans ses bureaux ? Seul son visage reste, en plan presque fixe (la caméra tremble faiblement). Je ne sais pas ce que ses yeux regardent, ni ce dont elle songe, mais Guédigian me laisse le temps d’y penser.
Alors quelques secondes passent, ce qu’un visage peut changer en quelques secondes.
Puis tout reprend, puisque le cinéaste nous raconte une histoire. Dans ce changement de régime, de l’intériorité du personnage au retour des péripéties, pas de rupture. Les visages se font événements, tout comme les actions ne sont qu’écrins et prolongements du cœur des hommes. Les situations s’enchaînent et le spectateur se trouve derrière deux personnages qui parlent, assis sur un banc, au nord de Marseille, face à la mer, la poussette de Gloria en point de fuite. La vie a été dure pour l’un comme pour l’autre, mais il faut continuer, s’aider, essayer de vivre du mieux que l’on peut.
Encore une fois le contexte m’échappe, les mots précis sont absents, mais le même sentiment revient. Ces hommes sont universels, dans leurs valeurs, dans leur manière de résister et donc de vivre. Ces hommes de Marseille, ce sont aussi les autres, ceux qui se reconnaissent dans la simplicité d’une conversation dont le seul sujet est le passage du temps et notre lutte pour faire avec.
Ces deux hommes peuplaient déjà les westerns, figures éternelles taillées dans la pierre de la grandeur. Ne pas s’apitoyer, ne pas esquiver les visages. Ces Hommes sont là parce qu’ils comptent, parce qu’ils impriment une marque dans le paysage qui les entoure. Guédigian laisse durer ses plans, sur leurs surfaces, ses personnages s’y couchent lentement. Leur beauté irrigue.
Qu’a-t-il fait d’autre disais-je ? Bien plus c’est certain. Gloria Mundi est un film magnifique.
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Boules de neige
Sur 6 Undergroung (2019) de Michael Bay
What a mess !
À toute allure, le vert pomme d’une Alfa Romeo force les rues enserrées de Florence. À son bord, quatre agents spéciaux fuient en urgence une armée de bolides allemands lancés à leurs trousses. À l’arrière, une jeune femme portoricaine au regard de braise – alias ‘‘5’’ (Adria Arjona) – soigne sa coéquipière – alias ‘‘2’’ (Mélanie Laurent) –, percée d’une balle. Un écarteur chirurgical pénètre son ventre. À l’avant, le pilote – alias ‘‘6’’ (Dave Franco) – retourné par cette trouée viscérale, reçoit l’ordre de son copilote – alias ‘‘1’’ (Ryan Reynolds) – d’accélérer alors que les premiers ennemis parviennent à leur hauteur. Comme la pince forçait les viscères de ‘‘2’’, le pied de ‘‘6’’ écrase l’accélérateur. La reprise est fulgurante. ‘‘1’’ est aplati sur son fauteuil. Il expire, le visage crispé.
En quelques secondes et une dizaine de plans, Michael Bay capture le regard de son spectateur pour le propulser dans sa scénographie. À l’instar d’un Sergeï Eisenstein 1, son montage concentre les motifs attracteurs 2 au centre des images, et les fait se percuter les uns après les autres afin que chaque plan vienne amplifier la sensation du précédent. Le plan du regard concentré de ‘‘5’’ sur la plaie de ‘‘2’’, percute celui où la pince chirurgicale écarte les viscères. Lui-même s’amplifie dans le pied du pilote écrasant le champignon, dont la pression est ensuite expulsée par le souffle coupé de ‘‘1’’, véritable alter ego du corps spectateur embarqué dans la poursuite qui s’annonce.
Profitez de cette lisibilité toute relative, car c’est bien la première et la seule fois du film que la centralité des motifs attracteurs sera aussi clairement perceptible et localisable dans l’image. Comme lorsque l’on secoue une bouteille de soda jusqu’à ce que la densité du CO2 ne soit plus supportable par le plastique, ce mini huis clos embarqué entre quatre sièges compresse le maximum d’énergie afin de la libérer avec le plus de violence et de dispersion possible. C’est d’ailleurs à l’issue d’une ruelle étroite et tortueuse, ouvrant sur une place du marché florentin, que cette stratégie sera finalement close. Filmé en contre-plongée, ‘‘6’’ prévient ses acolytes que sa manœuvre sera « un peu serré[e] », ses mains frappent l’image par trois coups de volant assénés et aussi précis que les crochets d’un boxeur. Gauche ! Droite et demie ! Gauche trois-quarts et BAM ! L’image s’ouvre alors sur la voltige catastrophique de trois sportives allemandes pulvérisant malgré elles les stands d’un marché. Une Mercedes est éventrée en balayant une vingtaine de vélos alignés. Une Audi blanche volante défonce un stand de jouets multicolores. Une BMW noir asphalte part en tonneau et emporte les étalages de légumes dans un tourbillon de “patate-étincelle-tomate”. Chaque voltige tient sa propre trajectoire sans qu’elles ne soient centralisées dans les plans. Les projectiles se percutent entre eux comme lors d’une réaction en chaîne. Les lignes de force dessinées par les cascades partent dans tous les sens… « What a mess… » Et pourtant…
Nos yeux éberlués sont épris d’une curieuse sensation. Le temps d’un instant, notre cerveau s’est pris pour un alchimiste en herbe. Tiens ! tiens ! S’est-il dit. Mais que se passe-t-il si je mélange une carrosserie d’acier blanche avec des jouets en plastique ? Qu’arrive-t-il si je mélange des étincelles avec des pommes de terre ? De la gomme de pneu avec des oranges ? Qu’est-ce que ça donne si je ralentis un camion-citerne pour que son châssis raye le vert pomme d’une Alfa Romeo de façon parfaitement parallèle ?… Et si je le relâche d’un coup sur une grosse Mercedes noire ? Ouïe ! La pièce d’artillerie allemande est encastrée, implose, et ses étincelles carbonisent les passagers comme des steaks de crash-test. Avançons un peu dans la poursuite : que se passe-t-il lorsqu’un pigeon percute la tête d’une mère affolée portant son bébé afin d’esquiver l’arrière d’une voiture en plein dérapage ? Mmmm… Intéressant ! Ajoutons deux immondes petits bulldogs, langues bien pendantes et baveuses, à deux centimètres d’être écrasés par la fureur tournoyante d’un pneu arrière dont la gomme se calcine sur les pavés. Saupoudrez le tout de journaux, de sacs de shoppings, d’un doigt d’honneur gratuit et de vêtements volants, mais surtout, placez telle la cerise inutile au sommet du gâteau, le regard hébété de ‘‘1’’, sortant tel un chien fou sa tête hallucinée 3.
Simultanéité
Pourquoi diable sort-il sa tête ? Au regard de la scène, rien ne justifie une telle action. Ou bien est-il comme le spectateur que nous sommes, désireux d’embrasser le moindre détail de cette pyrotechnie débridée tout en pouvant, à sa guise, faire pause, remettre en arrière ou bien se rapprocher de l’écran pour observer de près les collisions et autres voltiges qu’il souhaite. C’est que 6 Underground n’est visible que sur Netflix. Au mieux sur un grand téléviseur 4K, “au pire” sur l’écran d’un smartphone ou d’un ordinateur portable. Mais c’est justement cette coercition du spectaculaire aux cadres de l’électroménager domestique, qui rend le dernier film de Michael Bay si fascinant :
« Sur ordinateur, l’œil parvient à appréhender le ballet visuel et cinétique dans sa globalité, comme s’il en observait la pyrotechnie dans une boule à neige. Le spectateur n’est plus noyé dans l’image, mais reprend le contrôle, il perd en abandon physique ce qu’il gagne en acuité psychique 4. » Si la promesse d’une « séance manège » était amorcée par l’image d’un Ryan Reynolds écrasé sur son fauteuil par l’accélération de l’Alfa Romeo, la poursuite dans les rues de Florence et le reste du film propose au contraire une expérience de perception pure. Le regard se découvre d’étonnantes capacités d’association, de fragmentation, de distinction et surtout, de simultanéité. Dès lors que l’image s’inscrit dans des « dimensions domestiques 5 », notre vision devient capable de percevoir plusieurs situations en même temps. En tout cas si la mise en scène s’y prête. Et c’est justement toute l’ingéniosité de Michael Bay que de répondre scénographiquement à la commande d’un blockbuster pour le petit écran. Là où le 120 fps et la somptueuse 3D de Gemini Man (Ang Lee, 2019) offre au spectateur le choix de l’événement qu’il souhaite voir 6 au sein d’une temporalité non hiérarchisée, la mise en scène de 6 Underground joue sur la capacité qu’ont tous les événements spectaculaires d’une image d’être perçus ensemble de manière simultanée, chacun dans leur intégrité physique, spatiale et temporelle. Chaque ligne de force, chaque voltige de véhicules, de projectiles ou de lames, chaque explosion, implosion, dispersion d’objets, de fruits, de gouttes d’eau, de céréales ou d’étincelles, coexistent pour le regard sans jamais s’entraver les unes les autres, tout en conservant leur propre temporalité. Le spectateur n’a pas le choix de ce qu’il veut voir, mais il peut tout voir de manière simultanée. Il peut être sur plusieurs échelles de perceptions en même temps.
Sergeï Eisenstein affirmait que la puissance d’un montage relève de sa capacité à générer des associations d’idées, issues de confrontations, de chocs, d’interpénétrations ou de fragmentations. Si le projet spectaculaire de Michael Bay y est peut-être comparable en termes de rythme, il diffère dans son objectif. Sa mise en scène a inlassablement aspiré à l’accumulation d’une multitude de trajectoires spectaculaires, mais toujours agencées de sorte qu’elles soient toutes perceptibles en même temps. Les motifs attracteurs ne sont pas centralisés au cœur des images. Ils sont dispersés et écartelés. En témoignent les canons du « Bayhem » où il doit toujours y avoir quelque chose d’actif à l’écran. À chaque fois, la même ambition : porter, soutenir et accompagner une action jusqu’à son terme en la faisant traverser une foule de confrontations et de coupes de montage.
Images-boule de neige
Dans 6 Underground les événements ne se collisionnent pas directement. Ils s’entremêlent avant de se repousser, puis se rejoignent comme les courbes d’une sphère, d’une « boule de neige », rendant possible la simultanéité de leur perception. Lorsqu’une voiture part en voltige, aucune des multiples coupes du montage n’excluront les vrilles du véhicule dans le hors-champ. La cascade perd en fluidité ce qu’elle gagne en puissance d’impact par plans, tout en préservant son intégrité.
Lorsqu’un rocket est tiré dans une voiture, pulvérise le nez de son conducteur avant d’exploser, toute sa trajectoire, du canon à l’impact, sera visible. Lorsqu’une piscine implose au sommet d’un building puis inonde le reste du penthouse, en emportant dans ses flots les forces de sécurité dans une chute de 400 mètres, chaque pièce que son eau remplit, chaque escalier qu’elle dévale et chaque vitre qu’elle brise sera présente au montage. Toutes trajectoires, lignes de force et déplacements des corps se visionnent du début à la fin, quelle que soit l’intensité des coupes du montage ou de l’accumulation des objets. Dès lors, les événements perdent toute irréversibilité. Leur spectacularité, riche en informations visuelles et synchronisées, exponentielle comme un effet boule de neige emprisonné dans une « boule de neige », forme ainsi des images sphères à l’intérieur desquelles les trajectoires dispersées du spectacle finissent par converger entre elles pour être perçues simultanément. Les voltiges, cascades, corps projetés, balles volantes et autres débris, y compris leurs trajectoires, leur devenir et leur destruction, sont aussi actuels à l’image que leurs potentielles autres directions, retours en arrière ou différentes évolutions.
Le carambolage inaugural de la poursuite florentine illustre à lui seul cette idée : les trois voitures propulsées en tonneaux aériens se déploient à partir du centre de l’image. Alors que les coupes du montage éparpillent leurs positions spatiales à travers différents plans très courts, leurs écrasements au sol se rejoignent dans la même convergence. Mais c’est bien leur entremêlement et cette possibilité de les percevoir simultanément, qui font de ces péripéties des « événements-boules », à la fois actuels dans l’image présente, virtuellement dispersés dans d’autres et réversibles dans leur déroulement.
L’impossible mélange
6 Underground est-il le film de Michael Bay où cet entremêlement des chocs atteint sa meilleure fluidité ? La très haute définition de l’image, l’intensité des couleurs ou la netteté de la profondeur de champ ont toujours été légion chez le cinéaste. Mais elles atteignent ici un niveau de soin et de manipulation numérique encore jamais atteint dans sa filmographie. Il serait facile de réduire ce léchage à une « esthétique clipesque ». En réalité, il permet ici d’atteindre la quintessence du projet figuratif de Michael Bay. Cette folie pyrotechnique qui anime son travail des formes, des couleurs et des sons, c’est la question du mélange. Que peut-on mélanger et avec quoi ? À quel point peut-on mutiler l’intégrité physique d’un corps ou d’un objet tout en le gardant mobile dans l’image pour le confronter au plus d’obstacles possible ? 7 Combien de confrontations différentes peuvent tenir dans une image ? Quelle quantité de matières et d’objets disponibles dans une scène peut-on faire entrer en réaction, balancer, propulser, déchirer ou carboniser avant qu’elle ne s’épuise ? Plus simplement, que se passe-t-il quand tels ou tels objets entrent en réaction avec leurs obstacles ?
Si 6 Underground pousse cet enjeu figuratif dans ses retranchements, il finit, de manière plutôt surprenante, par trouver une résolution. Chaque scène d’action tend vers un état polyphasique, un mélange dit hétérogène où chaque élément le constituant est visible à l’œil nu, telle une émulsion d’eau et d’huile. La précision des mélanges, des confrontations et de leurs conséquences physiques (une giclée de sang sur un visage, un figurant s’écrasant entre sa portière, une pelle hydraulique et un sac de ciment, l’argenterie de la luxueuse cuisine d’un yacht catapultée par la puissance d’un truquage magnétique), n’aboutissent en réalité à aucune assimilation homogène. Ce que la très haute définition de l’image, l’excessive abondance de ralentis ou l’intensité des couleurs et des brillances révèlent, c’est l’incompossible des objets solides : leur impossible mélange !
De là transparaît une tension visuelle fascinante : si tous les événements spectaculaires sont justement compossibles dans leur perception, la force qui les anime, c’est-à-dire la rencontre de corps solides est, quant à elle, impossible, et ne peut aboutir qu’au choc, au fracas, à la fournaise et à la dispersion. Lorsque les poutres d’acier du chantier d’une tour s’écrasent sur des voitures de la police chinoise, chaque impact et destruction de taule sont perceptibles au même moment, mais ils illustrent l’échec du mélange et l’incompressible dureté des solides. La poutre cognant le bitume est aussi visible que les détails explosifs de la voiture qu’elle éventre.
Faire corps avec le monde ?
Qu’en est-il de nos six héros ? Sont-ils les seules figures survivantes de ce carambolage ? Pas tout à fait…
Au premier abord, ces agents fantômes apparaissent tels des corps immaculés que nul accident ou fracas de l’image ne peut atteindre dans leur intégrité physique. Ce sont des corps hyperspécialisés, dessinés dans et pour leur fonction jusqu’à l’épure : un génie milliardaire (1), une espionne (2), un mercenaire (3), un coureur de parkour (4), un docteur (5), un pilote (6) et un sniper (7). Chacun est dispersé selon une savante répartition, en vue de liquider l’intégralité des ennemis et de détruire l’entièreté du lieu à souhait, grimper plus haut, chuter plus bas, se relever et enchaîner la mission suivante. Rien de très neuf dans tout cela. Mais c’est sans compter la mise en valeur d’un certain élément qui change beaucoup de chose : l’élément liquide. Tantôt le flot bleuté d’une piscine, tantôt la mer inondant un yacht, tantôt des fluides (corporels ou d’autres provenances) expulsés de toutes parts et illuminant d’éclats scintillants la plupart des ralentis, se trouve être le liant permettant à nos héros d’essayer de faire corps avec leur environnement. La scène finale, virtuose de folie visuelle et scénographique, voit Ryan Reynolds manipuler un aimant rendant tout un yacht magnétique, renversant chaque pièce du bateau sur elle-même dans un feu d’artifice d’assiettes cassées, de débris cristallins, de lames virevoltantes et de corps devenus pantins acrobates. L’eau de mer se mêle à la fête et emporte les corps de nos héros dans le même tourbillon.
Le film de Michael Bay propose un certain regard sur la place du corps héroïque dans un environnement spectaculaire numérique. Peut-on encore faire corps avec le monde, avec le réel, lorsque ceux-ci deviennent manipulables à souhait ? Peut-on incarner sa physicalité lorsque la caméra ne s’intéresse plus aux sujets, mais aux chocs d’un éclat et d’une matière, d’un solide contre un plus solide ? Les six héros du 6 Underground n’ont pas la radicalité des super héros Marvel, dont la surpuissance (numérique) les affranchit de devoir « faire corps avec le monde 8 », car ils peuvent « faire corps tout court 9 . » Ici, les personnages essayent de faire corps, cherchent le mélange avec le réel, épousent les contingences et les reliefs, se faufilent et culbutent au milieu des projectiles : l’étroitesse des rues de Florence sublime le pilotage tranchant de l’Alfa Romeo, le penthouse disposé sur trois étages et surplombé de grues forme un espace d’expression acrobatique, spatiale et stratégique où sauts, chutes, remontés et traversés s’enchaînent dans une étourdissante confusion, et un yacht inondé devient la sphère d’un ballet centrifuge tendant vers l’apesanteur.
Ainsi s’établit une relation fondamentale et indivisible où ce monde fait de mélanges abrupts et de chocs frontaux, n’existerait pas sans ces corps spécialisés. Ces derniers n’existeraient pas non plus, non pas sans le monde, mais sans le potentiel de collisions et de confrontations de ce monde. C’est ce que le monde contient virtuellement de fracas et de chocs qui permet à ces corps (super) héroïques d’exister. Réciproquement, ce sont ces mêmes corps qui font vibrer les potentialités du monde.
Natures mortes explosives
Pour Michael Bay, le monde physique est définitivement devenu une image remplie de potentiels états polyphasiques et explosifs. Son usage excessif du ralenti et sa dissolution des cohérences spatiales, diluant le corps sujet au prix de la beauté d’interactions physiques, de brèves collisions et d’intenses effleurements, s’apparente (artistiquement parlant) à l’excitation que les peintres hollandais du XVIIe siècle ressentaient face aux défis picturaux de la nature morte. La beauté sur la surface d’un verre, d’une bataille entre l’éclat de sa courbure et la robe d’un vin. Les reflets d’orfèvres sur la coque rouge d’un homard. Ou bien le chatoiement coloré d’un bouquet de fleurs flottant dans une marre avant qu’elles ne se fanent. La vivacité des figures qui balayent les images de 6 Underground ont cette même beauté qui précède la décrépitude. Michael Bay capture les objets du monde physique au sommet de leur intensité et de leur potentialité énergétique, préférant les faire disparaître dans un tourbillon d’étincelles et de mélanges chromatiques. Ses natures mortes ont quelque chose des fleurs de Margriet Smulders 10, étincelantes, gorgées de vitalité liquide scintillante, et promises à une pourriture certaine. Mais chez Michael Bay, les natures mortes sont explosives ! Dans un monde physique devenu malléable à souhait, les objets et les interactions sont sauvés du dépérissement par la promesse d’une pulvérisation. Qu’importe que le mélange soit impossible ! Au lieu de laisser le monde dépérir, les images de Bay préfèrent les faire réagir, les faire exploser et les intensifier dans le plus dingo des feux d’artifice.
Amor Vincit I, Margriet Smulders (2005, Cibachrome, 160 cm x 125 cm) ↑1 Précisons bien que “le montage des attractions” d’Eisenstein porte une ambition politique. La percussion des images et des plans entre eux est au service d’idéaux révolutionnaires, et vient chercher la sensation du spectateur dans ce but précis. Le montage de Michael Bay n’aspire pas à cette ambition, et bien que 6 Underground tisse une intrigue politique et certainement politisée (la traque du dictateur d’un pays fictif), ce n’est pas du tout le sujet de cet article. On pourrait toutefois considérer que la dimension politique du montage de Michael Bay est très “états-uniens”, mettant en valeur une toute puissance militaire et technologique au secours d’un pays à feu et à sang au nom d’idéaux démocratiques.
↑2 Un motif attracteur est un événement spectaculaire qui attire le regard, le tracte, vient chercher la sensation du spectateur.
↑3 À ce sujet, le jeu volontairement benêt et désinvolte de Ryan Reynolds incarne parfaitement sa fonction de relais du spectateur : toujours épris d’un air idiot, émerveillé ou halluciné par le spectacle qui l’entoure.
↑4 Alexandre Buyukodabas, « « 6 Underground » : a-t-on vraiment envie de voir un film de Michael Bay sur Netflix ? », LesInrockuptibles.com, mise en ligne le 13 décembre 2019, consulté le 15 décembre 2019. URL: https://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/6-underground-a-t-on-vraiment-envie-de-voir-un-film-de-michael-bay-sur-netflix/
↑5 Faites l’expérience au cinéma, vous n’embrasserez l’entièreté du cadre qu’en en délimitant les contours des yeux, même placé dans les derniers rangs de la salle.
↑6 Voir : Arthur Péraud, L’œil catapulté, sur Gemini Man d’Ang Lee, Apaches.ch, mise en ligne le 25 octobre 2019, consulté le 15 décembre 2019. URL : https://www.apaches.ch/loeil-catapulte/
↑7 Voir à ce sujet, la poursuite de 13 Hours (Michael Bay, 2013) où une Mercedes blindée permet à un groupe de militaires américains de se frayer un chemin dans les rues chaotiques de Benghazi. Le véhicule est criblé de balles, lacéré et explosé de toutes parts, mais résiste au point de devenir un « objet héroïque ».
↑8 Benjamin Thomas, Faire corps avec le monde, de l’espace cinématographique comme milieu, Strasbourg, Circé, coll. “Penser le cinéma”, 2019, p. 225.
↑9 Ibid. Benjamin Thomas entend par là que les super héros marvels évoluent dans des décors qui n’exercent aucune contrainte ni assignation sur leurs corps. Cela va même parfois jusqu’au décor qui se plie à la performance du personnage, le cas le plus radical étant celui de Doctor Strange (Scott Derickson, 2016) où les villes se métamorphosent aux souhaits et aux déplacements des super héros.
↑10 Val Williams, Pourquoi est-ce un chef-d’œuvre ? 80 photographies expliquées, Paris, Eyrolles, 2013, p. 67-68.
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Notes sur Les Misérables
Sur Les Misérables (2019), de Ladj Ly
Il est compliqué de développer sereinement une parole critique véritablement libre – par rapport à soi-même ou aux autres – sur un film comme Les Misérables (2019). Plusieurs raisons, que je détaillerai ci-dessous, m’amènent à dresser ce constat. Pourtant, dès ma sortie de la salle de cinéma, il m’a semblé évident qu’il me fallait écrire sur ce film, en dépit des obstacles et embûches potentielles. En effet, et malgré tout ce que je pourrais dire plus bas, l’œuvre de Ladj Ly est une œuvre cinématographique majeure de notre époque. J’y perçois de nombreuses limites, de nombreux problèmes (esthétiques, politiques, artistiques) et, disons-le franchement dès le début de notre réflexion, le film ne me plaît pas beaucoup. Mais Les Misérables existe bel et bien et trouve en ce moment même un public chaque jour plus grand. La société et ses spectateurs trop souvent passifs tournent le regard vers Montfermeil. C’est peu, mais dans le contexte actuel c’est déjà beaucoup.
Misérable solitude
Je commencerais par rappeler qu’un film, pour être correctement évalué ou critiqué, doit toujours être comparé. Il est en effet extrêmement complexe de déployer une parole critique sans points de repère autres que l’œuvre qui en est l’objet principal. Je précise également que cette comparaison ne peut pas s’opérer dans n’importe quelles conditions, même s’il n’existe pas de règles bien déterminées que je pourrais énoncer ici. Je dirais, simplement et de manière tautologique, que nous pouvons comparer un film uniquement à d’autres films qui lui sont comparables. En ce qui concerne Les Misérables, il faut pourtant dresser ce triste constat : le film est seul. Je pourrais à la limite évoquer La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995), État des lieux et Ma 6-T va crack-er (Jean-François Richet, respectivement 1995 et 1997) ou Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? (Rabah Ameur-Zaïmeche, 2001 – par ailleurs tourné dans la même cité que Les Misérables, les Bosquets). Mais ces films correspondent maintenant à une autre époque, à un autre état d’esprit, à une situation sociale et politique différente. Je pense que m’appuyer sur eux m’aiderait moins à critiquer Les Misérables qu’à développer un propos plus vaste, par exemple sur la représentation des banlieues des grandes agglomérations au sein du cinéma français. Mais il faudrait alors nous intéresser aussi à Question d’identité (le chef d’œuvre de Denis Gheerbrant, 1986), à De bruit et de fureur (Jean-Claude Brisseau, 1988) et sans doute jusqu’à des productions Besson comme Banlieue 13 (Pierre Morel, 2004).
C’est ainsi que j’en reviens à mon triste constat : Les Misérables est bien seul. Pourtant, une profusion de films comparables devrait régner dans les salles obscures. Il n’en est rien. Cette solitude, bien malgré moi, m’amène à aborder cette œuvre avec une certaine bienveillance, à revoir mon exigence habituelle à la baisse. Cette indulgence a priori est injuste envers le film, je le sais bien. Je tenterai de lutter contre elle, donc contre moi-même, mais sans être sûr de tout à fait y parvenir.Intouchable
À un autre niveau, plus objectif cette fois, j’irai jusqu’à dire que Les Misérables est armé contre toute critique (un peu comme l’était Intouchables par le simplisme et la bonne foi de son propos). Le réalisateur a grandi à Montfermeil (là où se déroule le film), il a une solide expérience du documentaire (ou du reportage devrais-je dire), les faits racontés sont « issus de faits réels », une partie du casting est composée d’acteurs non professionnels du cru, etc. Pour le dire simplement, on ne peut pas a priori suspecter Les Misérables de parler de ce qu’il ne connaît pas.
Comme le dit le scénariste, Giordano Gederlini, pour Première : « Les Misérables est le premier film de banlieue réalisé par quelqu’un qui vient du monde qu’il décrit, et non un Parisien ou un intellectuel qui se penche sur la question 1. » Au-delà du fait que c’est tout simplement faux – Rabah Ameur-Zaïmeche a grandi et a réalisé son premier long-métrage dans la même cité que Ladj Ly –, mais aussi de la démagogie et des relents populistes qui suintent de cette citation, ce qui m’intéresse particulièrement c’est que, pour Gederlini, un film qui traite de la banlieue est nécessairement meilleur s’il est fait par quelqu’un de banlieue et non un intellectuel. Je me contenterai de préciser que non seulement un intellectuel peut tout à fait être issu de banlieue, mais que le fait de connaître le terrain n’a jamais fait de quelqu’un un bon cinéaste : un bon journaliste sans doute, un excellent reporter pourquoi pas, mais un grand artiste je ne pense pas. Je ne dis pas qu’un « Parisien ou un intellectuel » aurait nécessairement produit un meilleur film. Je me contente de préciser que le rapport de causalité n’est pas aussi simple à affirmer. Les films de Pier Paolo Pasolini sur la banlieue romaine, comme Accattone (1961) et Mamma Roma (1962), en sont les meilleurs contre-exemples.Accatone de Pier Paolo Pasolini, 1961 Les Misérables serait ainsi, toujours a priori, un film « nécessaire » sur un « sujet de société » réalisé par la meilleure personne possible. Critiquer la forme que prend le film ou son propos reviendrait d’une certaine manière à se mettre du côté des « Parisiens et des intellectuels », du côté de l’art, de la distance, contre le terrain, la réalité, bref, une forme de « vérité ». Tout cela n’est pas sans poser d’énormes problèmes au commentateur et je me dois de m’inscrire en faux contre ces affirmations qui découlent des propos du scénariste du film. Un « intellectuel » (terme que j’entends de mon côté sans connotation péjorative aucune) peut tout à fait déployer un propos d’une redoutable justesse sur un milieu dont il n’est à l’origine pas issu.
Du documentaire et de la fiction
Les Misérables, nous l’avons pour l’instant sous-entendu, prétend construire une fiction à partir de faits réels, vécus et collectés par son réalisateur. Ainsi, l’ambition de l’œuvre de Ladj Ly est bien de faire du Cinéma, c’est-à-dire une œuvre artistique, à partir du réel. C’est dans cette ambition que réside bon nombre des qualités des Misérables. Il faut en effet souligner le travail anthropologique, topographique, sociologique, urbanistique, que déploie Ly.
Buzz cartographie la cité avec son drône. Ces territoires urbains, parias du cinéma français comme du territoire national, méritent d’être montrés. Il faut filmer cette jeunesse qui habite ces lieux, il faut cartographier via l’objectif cette énergie si particulière. Les Misérables y réussit formidablement bien. L’intégration des plans tournés à l’aide d’un drone, via un personnage particulièrement intéressant – le jeune Buzz, projection du réalisateur au sein de sa fiction et joué par son fils –, participe de ce succès. Il en va de même pour la scène introductive du film, tournée en situation documentaire au cœur des rues bondées de Paris lors d’un match de la Coupe du monde de football.
Immersion documentaire dans la foule. Pourtant, ce qui aurait pu être la force principale du film se retourne vite contre lui. En effet, Les Misérables ne réussit pas à exister entre documentaire et fiction, ou plutôt comme documentaire et fiction à la fois. Il est parfois un documentaire et parfois une fiction, en fonction des plans, des scènes ou des séquences. Je n’y ai jamais retrouvé cette merveilleuse porosité, cet entrelacement complexe et fertile du réel et de la fiction qui est au cœur du travail des plus grands cinéastes français contemporains (Laurent Cantet, Rabah Ameur-Zaïmeche, Alain Guiraudie notamment). Ici, il n’y a jamais articulation mais toujours hésitation. Le manque de dialectique est criant et vide en partie l’œuvre de son sens. On ne croit plus ni à la fiction développée ni aux faits relatés : la caricature l’emporte alors sur l’observation, les péripéties tournent à vide.
Comme un coup de poing dans le cadre. Les rapides zooms qui ponctuent fréquemment les choix de cadrage du film sont un des symboles de cet échec. Ces coups de poing dans l’image rappellent la télévision dans ce qu’elle a de plus crasse (des émissions sordides comme Zone Interdite sur M6 ou Enquête d’action sur W9, à ses débuts intitulé En quête d’action, puisqu’il s’agissait littéralement de traquer la violence à coups de plans). Je m’étonne alors d’entendre Ladj Ly, à l’occasion d’une interview donnée à Première, affirmer que « la seule chose qu’[il] voulait éviter c’est le rap, la drogue, les go fast, les armes… Tous ces clichés insupportables. » Et de préciser : « Je n’ai jamais vu de batailles rangées dans mon quartier. On parle ici d’un vol ridicule qui embrase le quartier. L’important était de rester le plus possible accroché au réel. » Pourquoi éviter les clichés au niveau scénaristique, mais les reproduire au sein de sa mise en scène ? La manière dont il distingue forme et fond, sans s’interroger le moins du monde, est pour moi une des clefs de l’échec du film à dépasser les limites dans lesquelles il s’enferme. La forme parasite ici le fond : si le réalisateur est « blindé » au niveau des intentions, c’est bien au niveau de sa forme en tant qu’œuvre cinématographique que Les Misérables déçoit le plus.
Le mal des transports. De l’objectivité
De la télévision, je ne suis pas sûr que le film de Ladj Ly n’hérite que de certains tics de mise en scène, visant à dynamiser artificiellement l’image et le rythme du montage. Pour moi, Les Misérables s’inscrit plus dans la lignée du reportage et du journalisme en général que dans celle du cinéma. La raison de ce constat, pour laquelle le film me déçoit, et pour laquelle son succès critique et public me révolte presque, est la même que celle pour laquelle Michel Ciment l’aime beaucoup :
« Ce que j’apprécie aussi, c’est que [Les Misérables] est supérieur à La Haine de Mathieu Kassovitz, ce n’est pas du tout un film manichéen : il y a de tout, un flic très sympathique, un flic assez odieux ; les jeunes des banlieues sont des gens dont certains sont des brutes, des casseurs quand d’autres sont au contraire des gens sincèrement révoltés. Il y a une vraie complexité 2. »
Ce que Ciment identifie comme de la « complexité » est bien au contraire d’un simplisme révoltant. D’abord, l’opposition entre « brutes et casseurs » et « gens sincèrement révoltés » mériterait à peine que je m’y arrête, tant elle fait affront au terme « complexité ». Ensuite, et Ciment n’a pas tort, dans Les Misérables chacun a ses raisons. Il y a des bons et des gentils partout : il y a même des gens qui sont parfois gentils et parfois non ! La vie ce serait ça, une infinité de nuances de gris. Que c’est beau, que c’est intéressant ! Un bon film serait alors celui qui transmet cette « complexité » de la vie. En bref : un film objectif, équilibré, impartial, qui dresse un constat non partisan sur le monde qui nous entoure.
Mais le cinéma ce n’est pas ça ! Ce n’est pas un soi-disant instantané de la « complexité » de la vie. Un artiste doit déployer sa vision du monde, partager un point de vue plutôt que de feindre une vaine quête d’objectivité, qu’il devrait laisser aux journalistes et aux sociologues du dimanche. Sans pour autant être manichéenne, une œuvre ne peut tout de même pas tomber dans une forme de relativisme désespéré comme c’est le cas avec Les Misérables. Renvoyer dos à dos la BAC et la jeunesse sans interroger plus avant les structures, les fondements de ces liens complexes qui amènent à des affrontements c’est, toujours, prendre le parti du statu quo c’est-à-dire celui du pouvoir en place. Refuser de prendre parti, c’est déjà prendre parti, et c’est surtout se trouver du mauvais côté des barricades. La « fin » du film illustre d’ailleurs particulièrement bien cette idée. L’impossibilité du réalisateur à se positionner et à proposer un point de vue subjectif sur les situations qu’il a pourtant lui-même mises en place l’amène jusqu’au point limite où il ne peut plus terminer son propre film. Ironiquement, le dernier plan est en caméra subjective, mais du point de vue du policier. Nous savons alors peut-être à quoi nous en tenir. Ne restait plus qu’à Emmanuel Macron de se déclarer « bouleversé par la justesse du film » et de « demander au gouvernement de se dépêcher de trouver des idées et d’agir pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers 3. » Une réaction tout à fait normale à un film « adressé aux politiques 4 ».↑1 [http://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Les-Miserables-s-inspire-davantage-d-oeuvres-americaines-que-de-La-Haine]
↑2 [https://www.franceinter.fr/cinema/les-miserables-de-ladj-ly-le-meilleur-film-de-banlieue-realise-en-france]
↑3 JDD du 17 novembre 2019, [https://www.lejdd.fr/Politique/emmanuel-macron-touche-par-les-miserables-3931762#xtor=CS1-4]
↑4 Ladj Ly sur BFMTV, 18 novembre 2019, [https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/le-realisateur-ladj-ly-se-felicite-qu-emmanuel-macron-ait-vu-son-film-les-miserables-qu-il-qualifie-de-cri-d-alarme-adresse-aux-politiques-1202478.html]
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Feu inextinguible
Sur Vitalina Varela (2019) de Pedro Costa
Le 23 juin 2013, Joaquim Brito Varela est mort au Portugal ; il y est enterré le 27. Vitalina Varela, sa femme restée au Cap-Vert, arrive sur le sol portugais le 30 juin, trois jours après les obsèques. Ces événements servent de point de départ à Vitalina Varela. Dès lors, comment habiter des lieux inconnus ? Comment retrouver celui qui n’est plus là ? Comment faire avec la disparition d’un être cher devenu un étranger ? Celui qui est parti et n’est revenu que deux fois en 35 ans, comment le reconnaître ? Comment être celle qui reste après une mort ? Que reste-t-il d’un amour ? Comment croire à une mort dont on n’a pas vu les traces ? Insolubles et irréductibles, ces questionnements trouvent à s’exprimer depuis la nuit dont est imprégné le film, le quartier de Cova da Moura mais aussi par la sobriété des gestes, les paroles murmurées et le regard pénétrant de Vitalina. Or, si cela est déjà beaucoup, le travail qu’opère Pedro Costa avec Vitalina Varela fait advenir d’autres puissances, à partir de Vitalina toujours, mais qui la dépassent.
En premier lieu, il y a cette présence incarnée par Vitalina. Magistrale, elle apparaît d’abord telle une silhouette, dans l’embrasure de la porte d’un avion. Si le vacarme des hélices s’oppose au silence des dix premières minutes du film, le gigantisme de l’appareil à la petite figure de la protagoniste, le mécanique à l’organique, l’ombre qu’est pour le moment Vitalina impose déjà sa force. Microscopique et macroscopique cohabitent ; plus encore, la force déployée par cette figure mineure est si grande qu’elle dépasse la majeure par le contraste à l’œuvre. Alors les nuits lusitaniennes n’absorberont jamais pleinement la présence incandescente de Vitalina, toujours subsiste une lueur. En témoigne ce plan où, au seuil de la maison de Joaquim, Vitalina voit défiler devant elle des hommes lui adressant leurs condoléances. Même leurs ombres passant sur son visage ne peuvent éteindre le scintillement de son regard ; et à Vitalina de se relever, imposant alors au cadre de se mouvoir avec elle. Voilà ici un des rares mouvements de caméra du film, passant d’une plongée à une contre-plongée. Mais si celles-ci sont presque indiscernables, l’impulsion quant à elle est majestueuse et, associée à la discrétion des cadrages, réaffirme la grandeur de cette femme dans sa déférence même.
Face au décès de son mari, ce n’est pas un apitoiement misérabiliste qui est dépeint, mais plutôt une résistance et une dignité qui sont figurées. Vitalina Varela n’est pas seulement le récit d’un deuil où il s’agirait de montrer une souffrance qu’il faudrait dépasser pour accepter une mort. Est-il, de toute manière, réellement possible de ne plus éprouver quelque sentiment de tristesse ou de mélancolie lorsque quelqu’un manque ? Ceux qui restent doivent faire avec, mais cette blessure ne cicatrise jamais intégralement. Et le chagrin de Vitalina est bien là, mais ce qui importe est sa puissance avec celle-ci. Alors, le film déborde, pris dans les complémentarités d’une pénombre permettant la lumière, d’une parole advenant d’un silence, entre colère, déception et tristesse. De ces contrastes, et de ces entre-deux alors créés, surgissent les forces de Vitalina, des autres personnages et du film.
Les hommes rentrant à Cova da Moura Lorsqu’elle arrive dans le bidonville lisboète où est décédé son mari, Vitalina rencontre d’autres hommes ayant connu Joaquim au Portugal. Amis, voisins ou collègues, ceux-ci sont là, tels des présences habitant les lieux. Ces hommes vivent dans ce quartier, mais ils le hantent également. C’est notamment ce que donnaient à voir les premiers plans du film, une procession funéraire suivie d’un retour des hommes dans leurs habitations de Cova da Moura. Nocturnes et silencieuses ces deux scènes figuraient en outre les hommes comme des silhouettes ou des ombres contre les murs. Bien présents charnellement et donc individualisés, ces corps portent pourtant en eux un devenir commun par leur irréductibilité à ne demeurer qu’un. Ensemble, ils n’expriment plus seulement une histoire individuelle mais la destinée d’une communauté. En effet, nombreux ont été les hommes cap-verdiens immigrant au Portugal en quête d’un travail et d’une vie meilleure pour leur famille au Cap-Vert. Or, ces désirs et ces promesses sont souvent restés vains, les hommes sont restés dans les quartiers délabrés du Portugal, survivant malgré tout ; et puis, les femmes et les enfants ont attendu au Cap-Vert. Parfois des signes d’un retour, Joaquim envoyât une ou deux lettres à Vitalina et revint deux fois, initiant la construction d’une maison. Mais rapidement il fuit et disparaît à Vitalina, jusqu’à son décès. C’est dans sa mort qu’il resurgira pour Vitalina, d’abord administrativement dans les documents officiels que celle-ci reçoit pour annoncer sa disparition. Ensuite à travers les récits : ceux que les hommes du quartier donnent à Vitalina et les siens. Si dans Cavalo Dinheiro (Pedro Costa, 2014), le premier retour de Joaquim nous était donné à entendre par la lecture des documents, c’est bien à travers les récits personnels que ce dernier revient dans Vitalina Varela.
Un homme pénètre dans la maison de Joaquim, son ami lui manque. S’asseyant à une table, il raconte : « C’est ici qu’on mangeait notre bacon fumé, nos côtelettes de porc. C’est ici qu’on jouait aux cartes. C’est ici qu’on t’écrivait des lettres. » Vitalina entrevoit l’envers de son histoire avec Joaquim, mais il ne s’agit pas uniquement de cela dans ces paroles. En effet, pour qui se souvient d’En avant jeunesse (Pedro Costa, 2006) cet instant, immanquablement, rappelle les séquences de récitation de la lettre de Ventura, dans une baraque où il jouait aux cartes avec Lento. La lettre en reprenait d’autres, celles d’émigrés cap-verdiens écrivant aux êtres aimés restés sur l’île et l’avant dernière que Robert Desnos envoyât à sa femme Youki, le 15 juillet 1944, alors qu’il était déporté au camp de Flöha (Saxe). La lettre de Ventura – créée à la demande de Lento pour dire à sa femme qu’elle lui manquait – oscillait entre désespoir quant à l’absence de réponse (« Toujours rien de ta main. Ce sera pour la prochaine fois. ») et espoir de possibles retrouvailles (« Nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans. »).
Or, si l’on se remémore justement la teneur de cette lettre, dans Vitalina Varela un renversement se produit quant à son énonciateur. On l’a dit, Joaquim n’a écrit qu’une ou deux lettres en trente ans à Vitalina, puis l’a abandonné alors qu’ils construisaient une maison au Cap-Vert. Aussi, comment aurait-il pu écrire une telle lettre ? « Chaque jour, chaque minute, j’apprends de nouveaux mots, de beaux mots, rien que pour nous deux, juste à notre mesure, comme un pyjama de soie fine » ou encore « Des fois, j’ai peur de construire ces murs, moi, avec un pic et du ciment, et toi, avec ton silence. » De Joaquim ou de Vitalina, seule Vitalina aurait pu l’écrire. C’est en effet elle qui, s’adressant à son défunt mari, lui rappelle « Tu es surpris, n’est-ce pas ? Tu n’attendais pas ma visite. Tu ne voulais pas de moi près de toi, même dans tes dernières heures » ou encore « Quand je t’ai écrit pour demander de l’argent, tu n’as pas répondu, tu es resté silencieux. » ; puis lui rappelant comment elle a fini de construire la maison cap-verdienne « Tu n’es jamais entré dans notre maison après qu’elle soit finie, toute peinte. Tu répétais que tu viendrais, que tu viendrais… Et tu es mort, et tu n’es jamais venu. » Dès lors, on comprend que cette lettre, qui fut celle de Ventura et évoquant alors le sort des immigrés cap-verdiens exploités au Portugal peut aussi être celle de Vitalina, celle de ceux restés sur l’île. Ces vies vécues, qu’elles l’aient été au Portugal ou au Cap-Vert, portent chacune le manque de l’être aimé, celui qui est parti ou celui qui est resté. Pour autant il ne s’agit pas d’accabler ceux qui sont partis, mais bien de réaffirmer l’existence de cette distance – instauratrice, en outre, de solitude – afin de mieux donner à voir une situation collective de cette part de la population cap-verdienne.
Vitalina De cet éloignement géographique, se construisent alors des vies différentes. Joaquim avait rencontré une autre femme à Lisbonne alors que Vitalina, au Cap-Vert, ne pouvant rien y faire, avait mis son mari de côté. Alors, s’il est vrai qu’une certaine présence de Joaquim advient dans le film à travers les récits, sont surtout présents les sentiments que Vitalina éprouve à son égard, à partir de cette mort. Il y a ces reproches qu’elle adresse à Joaquim, dans sa maison, comme une façon directe d’exprimer sa douleur et sa colère. Or ces phrases qu’elle lui assène ne trouvent jamais de réponse, du moins à être écoutées et entendues. C’est en la personne d’un prêtre – incarné par Ventura, mais jamais nommé de la sorte – que Vitalina trouve un interlocuteur.
De ces scènes communes, se dessine alors un nouvel écart, celui dans la langue. Le prêtre explique en effet à Vitalina que si elle veut parler avec l’esprit de son mari, elle doit le faire en portugais ; or, elle ne parle pas cette langue – celle des colonisateurs, des oppresseurs – mais le créole cap-verdien. Bien qu’elle tente de l’apprendre, viendra un moment où elle contestera cette lusophonie : « Notre père déraille. Il dit que les esprits ne parlent que portugais. Il dit que je dois apprendre pour te parler. C’est difficile. Je suis un peu bête. Si j’apprends, me diras-tu des choses que tu me disais au Cap-Vert ? » Joaquim, assurément, ne dira rien dans sa mort, lui qui encore vivant avait jeté les lettres de Vitalina écrites en portugais. Alors Vitalina ne retrouvera pas son mari, mais non par apathie ou paresse d’apprendre une langue. En réalité, la maison de Joaquim autant que le quartier semblent la rejeter, qu’elle ne puisse pas se détacher de sa terre cap-verdienne. D’ailleurs sa contestation de la langue portugaise survient successivement à une scène tournée au Cap-Vert. Un jeune homme et une jeune femme se trouvent dans un lit. Elle se lève et sort de la maison pour contempler le paysage volcanique de l’île empreint du chant des coqs, des voix joyeuses d’enfants, d’un doux vent. Heureux souvenir de la vie insulaire, instant contemporain ou à venir ? Si le film ne donne aucun indice quant à la temporalité, cette scène intervient tout de même tel un moment de répit accordé à Vitalina évoluant désormais dans la tourmente d’un bidonville lisboète.
La fin de Vitalina Varela propose une nouvelle fois de sortir de Cova da Moura pour le Cap-Vert. Toujours dans cette même indétermination temporelle, les deux jeunes gens construisent une maison. Le garçon est au travail sur le toit, quand la fille lui apporte des parpaings. Elle monte sur le toit, puis se dirige sur la droite et regarde au loin. Ultime échappée où, à l’insalubrité de la maison lisboète répond la promesse de solidité de celle en construction, à l’enfermement des intérieurs lusitaniens s’affirme ici l’ouverture de l’édifice insulaire. Figuration de ce rêve vivace où, dans le paysage volcanique, existe la promesse d’une petite maison de lave.
Casa de Lava (Pedro Costa, 1995) -
L’échappée
Sur Au bout du monde (2019) de Kiyoshi Kurosawa
Tous les films ne laissent pas les mêmes souvenirs, tous ne nous sautent pas aux yeux. Je n’ai pas aimé Au bout du monde à sa sortie, un peu plus lors des discussions qui ont suivi. Les semaines suivantes, le film et les déambulations de Yoko, son personnage principal, m’ont accompagnés. Cette réalisation, pour tout spectateur un tant soit peu familier de l’œuvre de Kurosawa ou un tant soit peu rigide dans la conception qu’il s’en fait, enfreint nombre de schémas attendus. Ces dérogations à une structure narrative prévisible convoquant fantômes, retour d’un passé enfoui, mutation et vengeance d’une société, troublent le témoin de l’œuvre qui s’enfuit dès lors dans une certaine frustration.
Seulement ce spectateur n’a pas vu Au bout du monde, il n’y a vu que l’histoire qu’il a voulu lui faire raconter. La beauté du dernier Kurosawa réside pourtant toute entière dans l’errance à laquelle il nous invite aux côtés de Yoko. Projetée en Ouzbékistan dans le cadre d’une émission de télévision, la jeune femme ne comprend ni la langue ni les mœurs du pays. Rien ne lui parle, tout semble à la fois l’irriter et lui glisser dessus. L’héroïne en apparaît relativement inintéressante, d’autant plus contrainte par la certaine naïveté à laquelle Kurosawa la confine. La jeune fille n’est que de passage, c’est une présence sur le plan, qui n’accroche rien, que le spectateur oublie. La question est évidente pour Yoko, comment trouver sa place lorsque c’est à l’étrangère qu’il faut jouer ?
C’est lors de promenades nocturnes que nous la voyons pour la première fois, qu’elle estompe peu à peu le vernis que lui a appliqué le réalisateur. Nous la découvrons telle qu’elle souhaite être vu. Libre de ses mouvements, elle trouve sa place au sein du film. Si le charme opère ici, c’est que l’insouciance n’est ni feinte ni simulée. Le plaisir procuré ne provient dès lors plus de l’histoire racontée, mais de la simple présence de Yoko à l’écran. C’est quand le cinéma nous laisse vivre côte à côte avec ses personnages, dans un même espace que l’on arpente avec eux, qu’il touche à l’un de ses éclats. L’Ouzbékistan tout comme le film sont deux contrées qu’il nous faut parcourir, pour lesquelles nous nous sommes engagés, dans lesquelles il fait bon être libre de ses mouvements – tout oculaires qu’ils soient. Regarder un film ce n’est pas seulement se rendre disponible à une proposition formelle, à l’immersion dans une histoire. C’est y aller pour que quelque chose puisse se produire et résonne en nous, dans l’espoir de construire quelque chose de nouveau.
Kurosawa accorde à son personnage une autonomie grandissante, il la pousse de plus en plus loin dans ces escapades allant jusqu’à influencer sa vie diurne. À présent Yoko appartient en propre aux plans du film, elle se fait condition de leur déroulement. Dans une scène tout à la fois drôle et terrifiante, la jeune femme se trouve attachée dans un manège à grande vitesse, forcée de le recommencer pour la bonne réalisation de l’émission. Kurosawa paraît la décomposer au fil des prises et pourtant Yoko tient bon. Elle est la seule figure du plan à rester intacte, bouleversée certes, mais entière. Le décor lui a glissé, l’image s’est brouillée, plus rien n’est discernable. Si cet effet était déjà présent dans Real (K. Kurosawa, 2013), signifiant l’altération de la réalité, le passage dans un certain fantastique, il est ici – dans ce motif qui reste au centre du plan -, le signe que quelque chose demeure, que Yoko s’accroche à sa ceinture comme au film dont elle prend à ce moment précis le contrôle.
L’image est vue en terre d’accueil, en foyer au sein duquel la jeune femme braconne la narration et contrecarre les attentes d’un spectateur trop empressé. Toutes ces nuits quelque chose s’est produit, un souffle – de liberté oui – dans le voilage d’une chambre, une escapade salutaire du cinéma.
Yoko