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Auteur/autrice : Marie Marquelet
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Feu inextinguible
Sur Vitalina Varela (2019) de Pedro Costa
Le 23 juin 2013, Joaquim Brito Varela est mort au Portugal ; il y est enterré le 27. Vitalina Varela, sa femme restée au Cap-Vert, arrive sur le sol portugais le 30 juin, trois jours après les obsèques. Ces événements servent de point de départ à Vitalina Varela. Dès lors, comment habiter des lieux inconnus ? Comment retrouver celui qui n’est plus là ? Comment faire avec la disparition d’un être cher devenu un étranger ? Celui qui est parti et n’est revenu que deux fois en 35 ans, comment le reconnaître ? Comment être celle qui reste après une mort ? Que reste-t-il d’un amour ? Comment croire à une mort dont on n’a pas vu les traces ? Insolubles et irréductibles, ces questionnements trouvent à s’exprimer depuis la nuit dont est imprégné le film, le quartier de Cova da Moura mais aussi par la sobriété des gestes, les paroles murmurées et le regard pénétrant de Vitalina. Or, si cela est déjà beaucoup, le travail qu’opère Pedro Costa avec Vitalina Varela fait advenir d’autres puissances, à partir de Vitalina toujours, mais qui la dépassent.
En premier lieu, il y a cette présence incarnée par Vitalina. Magistrale, elle apparaît d’abord telle une silhouette, dans l’embrasure de la porte d’un avion. Si le vacarme des hélices s’oppose au silence des dix premières minutes du film, le gigantisme de l’appareil à la petite figure de la protagoniste, le mécanique à l’organique, l’ombre qu’est pour le moment Vitalina impose déjà sa force. Microscopique et macroscopique cohabitent ; plus encore, la force déployée par cette figure mineure est si grande qu’elle dépasse la majeure par le contraste à l’œuvre. Alors les nuits lusitaniennes n’absorberont jamais pleinement la présence incandescente de Vitalina, toujours subsiste une lueur. En témoigne ce plan où, au seuil de la maison de Joaquim, Vitalina voit défiler devant elle des hommes lui adressant leurs condoléances. Même leurs ombres passant sur son visage ne peuvent éteindre le scintillement de son regard ; et à Vitalina de se relever, imposant alors au cadre de se mouvoir avec elle. Voilà ici un des rares mouvements de caméra du film, passant d’une plongée à une contre-plongée. Mais si celles-ci sont presque indiscernables, l’impulsion quant à elle est majestueuse et, associée à la discrétion des cadrages, réaffirme la grandeur de cette femme dans sa déférence même.
Face au décès de son mari, ce n’est pas un apitoiement misérabiliste qui est dépeint, mais plutôt une résistance et une dignité qui sont figurées. Vitalina Varela n’est pas seulement le récit d’un deuil où il s’agirait de montrer une souffrance qu’il faudrait dépasser pour accepter une mort. Est-il, de toute manière, réellement possible de ne plus éprouver quelque sentiment de tristesse ou de mélancolie lorsque quelqu’un manque ? Ceux qui restent doivent faire avec, mais cette blessure ne cicatrise jamais intégralement. Et le chagrin de Vitalina est bien là, mais ce qui importe est sa puissance avec celle-ci. Alors, le film déborde, pris dans les complémentarités d’une pénombre permettant la lumière, d’une parole advenant d’un silence, entre colère, déception et tristesse. De ces contrastes, et de ces entre-deux alors créés, surgissent les forces de Vitalina, des autres personnages et du film.
Les hommes rentrant à Cova da Moura Lorsqu’elle arrive dans le bidonville lisboète où est décédé son mari, Vitalina rencontre d’autres hommes ayant connu Joaquim au Portugal. Amis, voisins ou collègues, ceux-ci sont là, tels des présences habitant les lieux. Ces hommes vivent dans ce quartier, mais ils le hantent également. C’est notamment ce que donnaient à voir les premiers plans du film, une procession funéraire suivie d’un retour des hommes dans leurs habitations de Cova da Moura. Nocturnes et silencieuses ces deux scènes figuraient en outre les hommes comme des silhouettes ou des ombres contre les murs. Bien présents charnellement et donc individualisés, ces corps portent pourtant en eux un devenir commun par leur irréductibilité à ne demeurer qu’un. Ensemble, ils n’expriment plus seulement une histoire individuelle mais la destinée d’une communauté. En effet, nombreux ont été les hommes cap-verdiens immigrant au Portugal en quête d’un travail et d’une vie meilleure pour leur famille au Cap-Vert. Or, ces désirs et ces promesses sont souvent restés vains, les hommes sont restés dans les quartiers délabrés du Portugal, survivant malgré tout ; et puis, les femmes et les enfants ont attendu au Cap-Vert. Parfois des signes d’un retour, Joaquim envoyât une ou deux lettres à Vitalina et revint deux fois, initiant la construction d’une maison. Mais rapidement il fuit et disparaît à Vitalina, jusqu’à son décès. C’est dans sa mort qu’il resurgira pour Vitalina, d’abord administrativement dans les documents officiels que celle-ci reçoit pour annoncer sa disparition. Ensuite à travers les récits : ceux que les hommes du quartier donnent à Vitalina et les siens. Si dans Cavalo Dinheiro (Pedro Costa, 2014), le premier retour de Joaquim nous était donné à entendre par la lecture des documents, c’est bien à travers les récits personnels que ce dernier revient dans Vitalina Varela.
Un homme pénètre dans la maison de Joaquim, son ami lui manque. S’asseyant à une table, il raconte : « C’est ici qu’on mangeait notre bacon fumé, nos côtelettes de porc. C’est ici qu’on jouait aux cartes. C’est ici qu’on t’écrivait des lettres. » Vitalina entrevoit l’envers de son histoire avec Joaquim, mais il ne s’agit pas uniquement de cela dans ces paroles. En effet, pour qui se souvient d’En avant jeunesse (Pedro Costa, 2006) cet instant, immanquablement, rappelle les séquences de récitation de la lettre de Ventura, dans une baraque où il jouait aux cartes avec Lento. La lettre en reprenait d’autres, celles d’émigrés cap-verdiens écrivant aux êtres aimés restés sur l’île et l’avant dernière que Robert Desnos envoyât à sa femme Youki, le 15 juillet 1944, alors qu’il était déporté au camp de Flöha (Saxe). La lettre de Ventura – créée à la demande de Lento pour dire à sa femme qu’elle lui manquait – oscillait entre désespoir quant à l’absence de réponse (« Toujours rien de ta main. Ce sera pour la prochaine fois. ») et espoir de possibles retrouvailles (« Nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans. »).
Or, si l’on se remémore justement la teneur de cette lettre, dans Vitalina Varela un renversement se produit quant à son énonciateur. On l’a dit, Joaquim n’a écrit qu’une ou deux lettres en trente ans à Vitalina, puis l’a abandonné alors qu’ils construisaient une maison au Cap-Vert. Aussi, comment aurait-il pu écrire une telle lettre ? « Chaque jour, chaque minute, j’apprends de nouveaux mots, de beaux mots, rien que pour nous deux, juste à notre mesure, comme un pyjama de soie fine » ou encore « Des fois, j’ai peur de construire ces murs, moi, avec un pic et du ciment, et toi, avec ton silence. » De Joaquim ou de Vitalina, seule Vitalina aurait pu l’écrire. C’est en effet elle qui, s’adressant à son défunt mari, lui rappelle « Tu es surpris, n’est-ce pas ? Tu n’attendais pas ma visite. Tu ne voulais pas de moi près de toi, même dans tes dernières heures » ou encore « Quand je t’ai écrit pour demander de l’argent, tu n’as pas répondu, tu es resté silencieux. » ; puis lui rappelant comment elle a fini de construire la maison cap-verdienne « Tu n’es jamais entré dans notre maison après qu’elle soit finie, toute peinte. Tu répétais que tu viendrais, que tu viendrais… Et tu es mort, et tu n’es jamais venu. » Dès lors, on comprend que cette lettre, qui fut celle de Ventura et évoquant alors le sort des immigrés cap-verdiens exploités au Portugal peut aussi être celle de Vitalina, celle de ceux restés sur l’île. Ces vies vécues, qu’elles l’aient été au Portugal ou au Cap-Vert, portent chacune le manque de l’être aimé, celui qui est parti ou celui qui est resté. Pour autant il ne s’agit pas d’accabler ceux qui sont partis, mais bien de réaffirmer l’existence de cette distance – instauratrice, en outre, de solitude – afin de mieux donner à voir une situation collective de cette part de la population cap-verdienne.
Vitalina De cet éloignement géographique, se construisent alors des vies différentes. Joaquim avait rencontré une autre femme à Lisbonne alors que Vitalina, au Cap-Vert, ne pouvant rien y faire, avait mis son mari de côté. Alors, s’il est vrai qu’une certaine présence de Joaquim advient dans le film à travers les récits, sont surtout présents les sentiments que Vitalina éprouve à son égard, à partir de cette mort. Il y a ces reproches qu’elle adresse à Joaquim, dans sa maison, comme une façon directe d’exprimer sa douleur et sa colère. Or ces phrases qu’elle lui assène ne trouvent jamais de réponse, du moins à être écoutées et entendues. C’est en la personne d’un prêtre – incarné par Ventura, mais jamais nommé de la sorte – que Vitalina trouve un interlocuteur.
De ces scènes communes, se dessine alors un nouvel écart, celui dans la langue. Le prêtre explique en effet à Vitalina que si elle veut parler avec l’esprit de son mari, elle doit le faire en portugais ; or, elle ne parle pas cette langue – celle des colonisateurs, des oppresseurs – mais le créole cap-verdien. Bien qu’elle tente de l’apprendre, viendra un moment où elle contestera cette lusophonie : « Notre père déraille. Il dit que les esprits ne parlent que portugais. Il dit que je dois apprendre pour te parler. C’est difficile. Je suis un peu bête. Si j’apprends, me diras-tu des choses que tu me disais au Cap-Vert ? » Joaquim, assurément, ne dira rien dans sa mort, lui qui encore vivant avait jeté les lettres de Vitalina écrites en portugais. Alors Vitalina ne retrouvera pas son mari, mais non par apathie ou paresse d’apprendre une langue. En réalité, la maison de Joaquim autant que le quartier semblent la rejeter, qu’elle ne puisse pas se détacher de sa terre cap-verdienne. D’ailleurs sa contestation de la langue portugaise survient successivement à une scène tournée au Cap-Vert. Un jeune homme et une jeune femme se trouvent dans un lit. Elle se lève et sort de la maison pour contempler le paysage volcanique de l’île empreint du chant des coqs, des voix joyeuses d’enfants, d’un doux vent. Heureux souvenir de la vie insulaire, instant contemporain ou à venir ? Si le film ne donne aucun indice quant à la temporalité, cette scène intervient tout de même tel un moment de répit accordé à Vitalina évoluant désormais dans la tourmente d’un bidonville lisboète.
La fin de Vitalina Varela propose une nouvelle fois de sortir de Cova da Moura pour le Cap-Vert. Toujours dans cette même indétermination temporelle, les deux jeunes gens construisent une maison. Le garçon est au travail sur le toit, quand la fille lui apporte des parpaings. Elle monte sur le toit, puis se dirige sur la droite et regarde au loin. Ultime échappée où, à l’insalubrité de la maison lisboète répond la promesse de solidité de celle en construction, à l’enfermement des intérieurs lusitaniens s’affirme ici l’ouverture de l’édifice insulaire. Figuration de ce rêve vivace où, dans le paysage volcanique, existe la promesse d’une petite maison de lave.
Casa de Lava (Pedro Costa, 1995) -
Les aveux de la chair
Sur Odete (2005) de João Pedro Rodrigues
Rui et Pedro (Odete, João Pedro Rodrigues, 2005 – 4min) Rui et Pedro sont amoureux. Ils se quittent au cœur de la nuit sur l’air de « Moon River ». Quelques minutes plus tard Pedro ne répond plus au téléphone, puis un grand fracas. Rui accoure, Pedro est étendu sur le capot de la voiture. Le jeune homme a traversé le pare-brise, il est mort. Son amant l’enserre, réincarnant une figure de pietà contemporaine.
Odete surgit dans l’image comme une apparition. Semblant flotter sur ses rollers, la musique devient plus lyrique lorsqu’elle arrive de derrière un rayon de supermarché. Dès ces premières minutes en sa compagnie point son désir de grossesse avec sa façon de se plonger dans des vêtements pour bébés ou de caresser le ventre d’une cliente enceinte.
Sombre lumière de la nuit et mort d’un côté contre éclairage éclatant du supermarché et désir d’une naissance de l’autre, les deux séquences inaugurales d’Odete s’opposent en plusieurs points. Les protagonistes ne semblent rien à voir les uns avec les autres. Pourtant la suite du film s’efforcera à contredire cette impression première dans sa démarche de lier Rui et Odete. Lui a accidentellement perdu son compagnon, elle a volontairement quitté le sien. Tous deux font face à une impossibilité, lui celle d’oublier Pedro et elle celle de tomber enceinte. Échapper à ces fatalités passera par une réinvention de soi, devenir autre, il faudra accomplir une mutation.Dans un premier temps, Odete détruit son image enfantine. Les peluches, le téléphone portable à l’effigie d’Hello Kitty et ses tenues mièvres laissent rapidement place à un comportement inopiné. La jeune femme vole l’alliance de Pedro par une sorte de fellation digitale, se jette dans la fosse où est déposé le cercueil du défunt, ou encore forme un bouquet avec les fleurs déposées sur la tombe. Cette attitude déroute d’autant plus qu’Odete, outre le fait d’être la voisine de Pedro, lui était jusqu’alors étrangère. Son décès, elle l’a appris en observant la mère de Pedro sortir en pleurant de l’appartement. Un événement significatif s’est alors produit, un vent violent a soufflé à travers sa fenêtre, atteignant son visage. Ce même vent reviendra à plusieurs moments clés du film : lorsqu’Odete tente de rattraper Rui lors de la veillée mortuaire, puis à deux reprises dans le cimetière (nous y reviendrons). Cette bourrasque initie la première métamorphose d’Odete, enfantine et naïve elle devient la profanatrice que nous avons décrite. Or cette condition la quitte rapidement lorsqu’elle se persuade d’être enceinte.
Odete sur la tombe de Pedro ( Odete, João Pedro Rodrigues, 2005 – 1h04min10s) « Estou grávida de Pedro » (« Je suis enceinte de Pedro ») déclare Odete à la mère de celui-ci. Comme une somnambule dans la nuit elle s’en retourne dans son lit riant nerveusement après le renvoi de la mère. Odete n’est pas enceinte, le test de grossesse effectué dans les toilettes du supermarché n’a dévoilé qu’une seule ligne. Elle s’en remet alors à Pedro, de nuit sur sa tombe elle l’invoque : « Pedro ! Pedro ! Viens Pedro ! Viens ! Viens ! Viens ! Baise-moi. Baise-moi ! » L’acte sexuel est mimé, le tonnerre gronde, la pluie tombe dru puis vient l’extase, suivi d’un fondu au noir. La bande sonore le confirme, les huit secondes que durent cet intervalle visuel se déroulent toujours dans le cimetière. Ces huit secondes où nous ne voyons plus qu’un écran noir recèlent le mystère du film : que s’est-il passé à cet instant ? Odete a-t-elle pu tomber enceinte ? Cette faille visuelle laisse planer une étrangeté sur le reste du film; et si avant il était possible que la jeune femme ne porte pas d’enfant, qu’en est-il maintenant ? En effet, dorénavant Odete annoncera à qui veut l’entendre sa situation de femme enceinte. Comme une promesse d’avenir c’est aussi sa manière de trouver son indépendance « Je n’ai pas besoin de toi. Je n’ai besoin de personne » avait-elle d’ailleurs dit à son petit ami lorsqu’il avait refusé son désir d’enfant. Sa grossesse avance et Odete continue de rendre visite à Pedro dans d’étranges rituels. La nuit elle part dormir sur sa tombe, arrange des bougies autour, y mange, se lave au cimetière. Un jour, Rui la surprend, lui demande brusquement de partir mais s’arrête lorsqu’il découvre la bague qu’elle porte comme une alliance. C’est celle de Pedro, à nouveau le vent se met à souffler anormalement fort, Rui embrasse Odete. Les deux se retrouvent ensuite dans la boîte de nuit où travaille le jeune homme, il lui raconte sa rencontre avec Pedro. Un zoom avant vient progressivement cadrer sa bouche en gros plan, tout comme lors du baiser au cimetière. Odete explique que « Pedro est ici » en guidant la main de Rui sur son ventre, lui, le regard inquiet lui dit qu’elle l’effraie.
Les jours suivants, la mère du défunt recueille Odete et la traite comme sa propre enfant en l’accueillant dans la chambre de son fils. C’est alors qu’Odete opère sa deuxième métamorphose, elle se transforme progressivement en Pedro. Parallèlement, Rui est toujours plus hanté par le souvenir de Pedro, revisionnant Breakfast at Tiffany’s (Blake Edwards, 1961) et la scène où Audrey Hepburn chante « Moon River », regardant des photos de Pedro. Il tente de se suicider une première fois avec des médicaments mais régurgite le tout avant que son téléphone sonne et affiche « Maison de Pedro ». C’est en réalité Odete qui est à l’origine de cet appel, mais Rui déclare vouloir oublier Pedro. Or, il apparaît impossible de passer outre ce souvenir, il tente de tuer Pedro une seconde fois en détruisant son image (la photographie sur sa tombe) sans succès, c’est alors le suicide qui revient comme la seule solution. Il s’ouvre les veines sur la tombe de son amant.
Odete a accompli sa transformation, elle porte les vêtements de Pedro, s’est coupé ses ongles puis ses cheveux pour ressembler à la photographie de Pedro qu’elle a volée à Rui. Or quand elle rentre chez elle, elle se fait embarquer par Alberto, son ex petit ami. Celui-ci a appris qu’elle est enceinte et veut l’emmener à l’hôpital. Elle refuse mais il parvient à ses fins. Rui aussi est à l’hôpital, un très rapide zoom avant le montre se réveillant brusquement tandis qu’une infirmière apprend à Alberto qu’Odete a fait une grossesse nerveuse. Nos deux protagonistes ont donc échoué dans leurs désirs : oublier Pedro en mourant et tomber enceinte. Vivre dans l’image qu’ils se faisaient de leurs souhaits ne leur a pas permis de les accomplir. En effet Rui ne pouvait oublier Pedro puisqu’il ne cessait de se référer à ses photographies ou à des images autrefois vues à deux (Breakfast at Tiffany’s), Odete quant à elle vivait sa grossesse par procuration en accumulant des objets de puériculture.
La solution qui se dessine alors dans les dernières minutes du film sera celle de la chair. Odete et Rui se retrouvent dans l’arrière-boutique de la boîte de nuit. Lui : « C’est devenu toi » ; elle : « Je suis venue te rencontrer. Touche-moi. » Rui touche le ventre d’Odete, elle découvre sa cicatrice au poignet et la caresse, comme si chacun découvrait la blessure de l’autre. Alors Rui rend l’alliance à Odete, puis elle l’embrasse. À nouveau un zoom avant vient cadrer les visages des deux amoureux. Enfin, ils se retrouvent dans le lit de Rui, lui nu et à genoux, elle habillée mimant une sodomie. « Appelle-moi Pedro ! Appelle-moi Pedro ! » ordonne Odete, tandis qu’un travelling arrière dévoile un corps observant la scène, on devine que c’est Pedro. « Moon River » se fait entendre à nouveau tandis que Rui invoque « Pedro… Pedro… ». Il ne suffisait pas de détruire l’image il fallait ne plus vivre en l’idolâtrant. L’invocation de Pedro et sa présence fantomatique (Rui et Odete ne le voient pas) est moins un retour en arrière qu’une manière de s’affranchir de l’image de l’être aimé. Cette scène s’apparente à un exorcisme, par la parole et les corps. Désormais on peut espérer que ces two drifters seront prêts à voir le mondeRui, Odete et Pedro ( Odete, João Pedro Rodrigues, 2005 – 1h32min27s) ↑1 « Two drifters off to see the world » (« Deux vagabonds prêts à voir le monde ») est une des paroles de la chanson « Moon River ». Par ailleurs, le titre d’Odete en version anglaise est Two drifters.
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La douceur dans l’abîme
Sur I Diari di Angela – Noi due Cineasti de Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi
Angela Ricci-Lucchi Angela Ricci-Lucchi est décédée le 28 février 2018. « Un film d’Angela Ricci-Lucchi et Yervant Gianikian » indique pourtant le premier carton de I Diari di Angela (2019), film réalisé par Yervant, seul, et dédié à Angela. C’est qu’en effet, bien qu’elle n’ait fatalement pas été là et ne sera plus là, le film est une œuvre réalisée à deux.
La première image nous donne à voir Angela et Yervant debout, côte à côte, devant l’une de leurs œuvres exposées au Centre Pompidou à l’occasion de la rétrospective qui leur avait été consacrée en 2015. Il s’agit d’une aquarelle qu’Angela a peinte comme un manifeste. Expliquant que « notre monde n’est pas politique, n’est pas esthétique, n’est pas pédagogique, n’est pas progressiste, n’est pas coopératif, n’est pas éthique, n’est surtout pas cohérent, c’est le monde contemporain, c’est notre époque », c’est notamment l’occasion pour elle de témoigner du fait que les deux artistes ont « commencé ce travail par passion et c’est ainsi qu’[ils le] continu[ent] 1. »
C’est avec cette même passion que Yervant Gianikian, seul, continue malgré tout le travail entrepris à deux depuis les années 1970. Il ne s’agit plus ici de refilmer des images d’archives pour en dévoiler la violence mais de remonter des images de la vie quotidienne du couple d’où transparaissent douceur, tendresse et sérénité. Aussi, les carnets du titre sont autant de marqueurs temporels par lesquels surgissent ces instants de vie. Par ceux-ci nous pouvons alors nous immiscer dans le travail des cinéastes. Le travail comme quotidien, le quotidien comme travail. En effet, nombreuses sont les images témoignant de ce lien profond. Par exemple, lorsqu’Angela jardine et aperçoit des fourmis agglutinées autour d’une guêpe pour la transporter, une libellule, une argiope, etc. Ce sera pour elle l’occasion de réaliser une étude taxinomique imagée d’insectes divers dans ses carnets. Pour qui connaît l’œuvre des deux cinéastes, nous pouvons entrevoir ici la base du travail qui a sûrement pu mener à la réalisation d’un film tel qu’Animaux criminels (1994). Pour Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi, de chaque moment semble en effet surgir la possibilité d’une étude, étape essentielle à leur minutieux travail.
Mais ce qui transparaît le plus dans I Diario di Angela, c’est la tendresse des regards que les cinéastes s’adressent et portent l’un sur l’autre. Ce sont en outre ces plans où Yervant filme Angela sans qu’elle ne s’en aperçoive immédiatement. Par exemple celui, à la tombée du jour, de derrière une fenêtre, lui à l’extérieur, elle à l’intérieur. Yervant s’attarde un moment à filmer Angela cuisiner et ce n’est que quand elle semble esquisser un regard vers la caméra, risquant de découvrir le regard que Yervant pose sur elle, que ce dernier se détourne pour cadrer le soleil couchant. Ou encore, lors d’un dîner à Moscou filmé par Yervant. Angela paraît s’ennuyer parmi les nombreux convives visiblement alcoolisés. Elle cherche alors Yervant du regard et, le trouvant, lui adresse un regard complice. Un regard caméra qui s’adresse évidemment en premier lieu à son compagnon mais aussi – a posteriori – à nous spectateurs.
Ces brefs instants, comme autant de « souvenir[s] tel[s] qu’il[s] apparai[ssent] en un éclair à l’instant du danger 2 », parviennent alors à rendre compte d’une présence au monde, désormais disparue. Saisir l’ineffable et l’invisible pour les faire ressurgir est ce qui est à l’œuvre dans tout le travail des Gianikian. Leur recherche microscopique au sein des images consiste en effet à saisir les gestes ou encore les inclinations induites par une mise en scène « telle[s] qu’[ils] s’installe[nt] à l’improviste 3 ». Les cinéastes, par un travail de recadrage, de ralentissement, en dévoilent ainsi leur idéologie inhérente fût-elle coloniale, fasciste, bourgeoise, etc. I Diario di Angela utilise ces mêmes procédés mais le dessein est tout autre. C’est la voix de Yervant, lisant aujourd’hui les mots qu’Angela a écrit hier, qui nous guide à travers ces images comme autant de souvenirs fugitifs. Néanmoins le film ne s’inscrit pas strictement dans un passé nostalgique ou dans le présent spectatoriel, mais bien dans un temps de la mémoire. Par le montage nous présentant ces micro-événements de manière non-chronologique et incomplète, Yervant Gianikian parvient à faire advenir un temps autre. Dès lors, il revient également à chacun d’entre nous de prendre part à la fabrication du film. Ce sont ces traces qu’Angela a laissées, toute son œuvre et sa vie durant, qui nous parviennent aujourd’hui et s’adressent à nous. Concordance puissante d’un autrefois et d’un maintenant, c’est une douce présence fantomatique qui survient dans le film à travers la mise en scène de « parcelles […] pour rendre indestructible [sa] mémoire 4. » Yervant Gianikian, figurant ces instants de manière lacunaire entrouvre alors une possibilité de partage. En effet, alors que le film représente l’intimité celle-ci reste néanmoins impénétrable. Nous comprenons bien que I Diario di Angela ne figure pas exhaustivement la relation qui uni Yervant et Angela. C’est de cette inaccessibilité qu’apparaît alors une faille que chaque spectateur peut choisir d’explorer. Ainsi, c’est un passage qui nous est accordé et nous permet d’appréhender le film selon notre propre méthode. Nous est alors offerte la possibilité de l’agencer et de le construire librement pour que chacun d’entre nous puisse – à partir de la relation des cinéastes – s’y trouver impliqué.
Les souvenirs de Yervant et Angela dans I Diario di Angela – notamment par le biais des regards, de la caméra les ayant captés et de leur agencement – apparaissent comme les survivances d’une mémoire individuelle toutefois partagée. Partagée doublement, entre les deux cinéastes mais aussi avec nous. Ces souvenirs nous pouvons les faire nôtres le temps du film, or ce qui nous reste au-delà du visionnage c’est le sentiment d’avoir partagé une sensibilité. Chacun d’entre nous aura été ému à un moment et si fugace ou discret aura-t-il été, le souvenir d’Angela nous accompagnera.↑1 https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c5XMkbz/r7yazrK, à partir de 14 minutes et 43 secondes.
↑2 Benjamin Walter, Sur le concept d’histoire [1942], Paris, Payot & Rivages, 2013, p. 60.
↑3 Id.
↑4 Gianikian Yervant et Ricci-Lucchi Angela, « Autour des avant-gardes. Voyages en Russie, 1989-1990 » [1996], dans Notre caméra analytique, Fécamp, Post-éditions, 2015, p. 99.