Les aveux de la chair
Sur Odete (2005) de João Pedro Rodrigues
Rui et Pedro sont amoureux. Ils se quittent au cœur de la nuit sur l’air de « Moon River ». Quelques minutes plus tard Pedro ne répond plus au téléphone, puis un grand fracas. Rui accoure, Pedro est étendu sur le capot de la voiture. Le jeune homme a traversé le pare-brise, il est mort. Son amant l’enserre, réincarnant une figure de pietà contemporaine.
Odete surgit dans l’image comme une apparition. Semblant flotter sur ses rollers, la musique devient plus lyrique lorsqu’elle arrive de derrière un rayon de supermarché. Dès ces premières minutes en sa compagnie point son désir de grossesse avec sa façon de se plonger dans des vêtements pour bébés ou de caresser le ventre d’une cliente enceinte.
Sombre lumière de la nuit et mort d’un côté contre éclairage éclatant du supermarché et désir d’une naissance de l’autre, les deux séquences inaugurales d’Odete s’opposent en plusieurs points. Les protagonistes ne semblent rien à voir les uns avec les autres. Pourtant la suite du film s’efforcera à contredire cette impression première dans sa démarche de lier Rui et Odete. Lui a accidentellement perdu son compagnon, elle a volontairement quitté le sien. Tous deux font face à une impossibilité, lui celle d’oublier Pedro et elle celle de tomber enceinte. Échapper à ces fatalités passera par une réinvention de soi, devenir autre, il faudra accomplir une mutation.
Dans un premier temps, Odete détruit son image enfantine. Les peluches, le téléphone portable à l’effigie d’Hello Kitty et ses tenues mièvres laissent rapidement place à un comportement inopiné. La jeune femme vole l’alliance de Pedro par une sorte de fellation digitale, se jette dans la fosse où est déposé le cercueil du défunt, ou encore forme un bouquet avec les fleurs déposées sur la tombe. Cette attitude déroute d’autant plus qu’Odete, outre le fait d’être la voisine de Pedro, lui était jusqu’alors étrangère. Son décès, elle l’a appris en observant la mère de Pedro sortir en pleurant de l’appartement. Un événement significatif s’est alors produit, un vent violent a soufflé à travers sa fenêtre, atteignant son visage. Ce même vent reviendra à plusieurs moments clés du film : lorsqu’Odete tente de rattraper Rui lors de la veillée mortuaire, puis à deux reprises dans le cimetière (nous y reviendrons). Cette bourrasque initie la première métamorphose d’Odete, enfantine et naïve elle devient la profanatrice que nous avons décrite. Or cette condition la quitte rapidement lorsqu’elle se persuade d’être enceinte.
« Estou grávida de Pedro » (« Je suis enceinte de Pedro ») déclare Odete à la mère de celui-ci. Comme une somnambule dans la nuit elle s’en retourne dans son lit riant nerveusement après le renvoi de la mère. Odete n’est pas enceinte, le test de grossesse effectué dans les toilettes du supermarché n’a dévoilé qu’une seule ligne. Elle s’en remet alors à Pedro, de nuit sur sa tombe elle l’invoque : « Pedro ! Pedro ! Viens Pedro ! Viens ! Viens ! Viens ! Baise-moi. Baise-moi ! » L’acte sexuel est mimé, le tonnerre gronde, la pluie tombe dru puis vient l’extase, suivi d’un fondu au noir. La bande sonore le confirme, les huit secondes que durent cet intervalle visuel se déroulent toujours dans le cimetière. Ces huit secondes où nous ne voyons plus qu’un écran noir recèlent le mystère du film : que s’est-il passé à cet instant ? Odete a-t-elle pu tomber enceinte ? Cette faille visuelle laisse planer une étrangeté sur le reste du film; et si avant il était possible que la jeune femme ne porte pas d’enfant, qu’en est-il maintenant ? En effet, dorénavant Odete annoncera à qui veut l’entendre sa situation de femme enceinte. Comme une promesse d’avenir c’est aussi sa manière de trouver son indépendance « Je n’ai pas besoin de toi. Je n’ai besoin de personne » avait-elle d’ailleurs dit à son petit ami lorsqu’il avait refusé son désir d’enfant. Sa grossesse avance et Odete continue de rendre visite à Pedro dans d’étranges rituels. La nuit elle part dormir sur sa tombe, arrange des bougies autour, y mange, se lave au cimetière. Un jour, Rui la surprend, lui demande brusquement de partir mais s’arrête lorsqu’il découvre la bague qu’elle porte comme une alliance. C’est celle de Pedro, à nouveau le vent se met à souffler anormalement fort, Rui embrasse Odete. Les deux se retrouvent ensuite dans la boîte de nuit où travaille le jeune homme, il lui raconte sa rencontre avec Pedro. Un zoom avant vient progressivement cadrer sa bouche en gros plan, tout comme lors du baiser au cimetière. Odete explique que « Pedro est ici » en guidant la main de Rui sur son ventre, lui, le regard inquiet lui dit qu’elle l’effraie.
Les jours suivants, la mère du défunt recueille Odete et la traite comme sa propre enfant en l’accueillant dans la chambre de son fils. C’est alors qu’Odete opère sa deuxième métamorphose, elle se transforme progressivement en Pedro. Parallèlement, Rui est toujours plus hanté par le souvenir de Pedro, revisionnant Breakfast at Tiffany’s (Blake Edwards, 1961) et la scène où Audrey Hepburn chante « Moon River », regardant des photos de Pedro. Il tente de se suicider une première fois avec des médicaments mais régurgite le tout avant que son téléphone sonne et affiche « Maison de Pedro ». C’est en réalité Odete qui est à l’origine de cet appel, mais Rui déclare vouloir oublier Pedro. Or, il apparaît impossible de passer outre ce souvenir, il tente de tuer Pedro une seconde fois en détruisant son image (la photographie sur sa tombe) sans succès, c’est alors le suicide qui revient comme la seule solution. Il s’ouvre les veines sur la tombe de son amant. ↑1 « Two drifters off to see the world » (« Deux vagabonds prêts à voir le monde ») est une des paroles de la chanson « Moon River ». Par ailleurs, le titre d’Odete en version anglaise est Two drifters.
Odete a accompli sa transformation, elle porte les vêtements de Pedro, s’est coupé ses ongles puis ses cheveux pour ressembler à la photographie de Pedro qu’elle a volée à Rui. Or quand elle rentre chez elle, elle se fait embarquer par Alberto, son ex petit ami. Celui-ci a appris qu’elle est enceinte et veut l’emmener à l’hôpital. Elle refuse mais il parvient à ses fins. Rui aussi est à l’hôpital, un très rapide zoom avant le montre se réveillant brusquement tandis qu’une infirmière apprend à Alberto qu’Odete a fait une grossesse nerveuse. Nos deux protagonistes ont donc échoué dans leurs désirs : oublier Pedro en mourant et tomber enceinte. Vivre dans l’image qu’ils se faisaient de leurs souhaits ne leur a pas permis de les accomplir. En effet Rui ne pouvait oublier Pedro puisqu’il ne cessait de se référer à ses photographies ou à des images autrefois vues à deux (Breakfast at Tiffany’s), Odete quant à elle vivait sa grossesse par procuration en accumulant des objets de puériculture.
La solution qui se dessine alors dans les dernières minutes du film sera celle de la chair. Odete et Rui se retrouvent dans l’arrière-boutique de la boîte de nuit. Lui : « C’est devenu toi » ; elle : « Je suis venue te rencontrer. Touche-moi. » Rui touche le ventre d’Odete, elle découvre sa cicatrice au poignet et la caresse, comme si chacun découvrait la blessure de l’autre. Alors Rui rend l’alliance à Odete, puis elle l’embrasse. À nouveau un zoom avant vient cadrer les visages des deux amoureux. Enfin, ils se retrouvent dans le lit de Rui, lui nu et à genoux, elle habillée mimant une sodomie. « Appelle-moi Pedro ! Appelle-moi Pedro ! » ordonne Odete, tandis qu’un travelling arrière dévoile un corps observant la scène, on devine que c’est Pedro. « Moon River » se fait entendre à nouveau tandis que Rui invoque « Pedro… Pedro… ». Il ne suffisait pas de détruire l’image il fallait ne plus vivre en l’idolâtrant. L’invocation de Pedro et sa présence fantomatique (Rui et Odete ne le voient pas) est moins un retour en arrière qu’une manière de s’affranchir de l’image de l’être aimé. Cette scène s’apparente à un exorcisme, par la parole et les corps. Désormais on peut espérer que ces two drifters seront prêts à voir le monde