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  • Actions et vérité

    Sur L’Homme du Sud (1945) de Jean Renoir

    Sam Tucker, soutenu par sa femme Nona, est fatigué de sa vie d’ouvrier agricole et décide de s’installer à son compte dans une terre désolée, mais prometteuse. La récolte s’annonce grandiose, mais il faut avant tout que Sam et sa famille passent l’hiver. Voilà pour les grandes lignes de L’Homme du Sud, la quatrième production américaine de Jean Renoir.

    Comme l’ensemble de ses films hollywoodiens, L’Homme du Sud fut mal reçu par la critique française. Pourtant dans les années 1940, les studios américains produisent leurs meilleurs films. On observe également chez des cinéastes européens émigrés ou exilés, une certaine tendance au génie. Murnau, Sjöström, Lubitsch, Hitchcock ou de Lang réalisent chacun leurs plus grands films en Amérique. La grâce américaine aurait-elle arbitrairement touchée ces cinéastes, ignorant Jean Renoir ? Cela nous paraît improbable, et, évidemment, c’est faux. Car L’Homme du Sud, loin d’être un égarement, est une révélation. Que L’Homme du Sud corresponde au style de Renoir nous importe peu, seul compte la réalisation d’un film qui n’aurait pu voir le jour sous d’autres auspices. Il aurait été absurde de tenter d’entreprendre aux États-Unis la création d’une œuvre comme La Règle du Jeu (1939), tout comme il est absurde de produire un western en France. C’est en comprenant les spécificités de sa terre d’accueil, et en travaillant avec, et non malgré elle, que Jean Renoir a pu créer une œuvre unique, au sein d’une période majeure de sa carrière. 

    C’est que le décor a son importance, il faut faire avec. Les plaines européennes n’ont pas la même signification que les étendues texanes, et le corps d’un homme n’évoque pas en nous les mêmes choses selon qu’il arpente les unes ou les autres. Renoir ne réalise pas un film sur le monde paysan, mais convoque le western : son imaginaire, ses canons, ses acteurs, et pare le tout de son regard, c’est que le film est très beau.

    Cela dit, L’Homme du Sud nous séduit autant qu’il nous déroute. Dès les premiers plans, nous sommes pris d’une étrange sensation. En guise de prélude, greffé entre le générique et la première scène, on nous présente la famille Tucker au travers d’un album photo commenté par une voix. Nous ne voyons pas l’homme qui parle, seulement ses mains, et nous ne connaissons pas les personnes en question. La séquence paraît précipitée, une photo en remplace immédiatement une autre, toutes accompagnées de la voix monotone de l’homme qui enchaîne anecdotes et banalités au sujet des Tucker. Tout cela va très vite, aucune pause n’est ménagée, le narrateur entame une phrase de conclusion, aussitôt le son décline, l’image se coupe, le film commence, nous n’avons rien compris.

    Cette bizarrerie se retrouve tout au long du métrage, parfois ponctuellement, par petites scènes : une conversation de quelques secondes, entamée et stoppée sans raison apparente, une bagarre de saloon démarrée sans motif par son propriétaire, une vache sauvée des eaux, puis abandonnée, etc. Mais c’est également la structure même du film qui en est affectée, des pans entiers de l’intrigue sont résolus hors-champ, des personnages disparaissent, d’autres surgissent. La maladie du fils de Sam, occupant pourtant un quart du film, disparaît au terme d’une ellipse impromptue : le voisin Henry Devers, alors personnage antipathique récurrent disparaît complètement, la mère de Sam arrive en camion, et se marie de façon tout aussi inattendue. Comme si le scénario très simple n’avait aucune espèce d’importance ; Renoir le suit mais s’en moque. Son intérêt semble être ailleurs. Les péripéties ne sont qu’un prétexte à quelque chose de plus grand, qui ne serait pas écrit mais joué, aux actions et aux réactions des personnages : L’Homme du Sud est un film d’actions.

    Celles-ci sont au cœur du film, et c’est la raison de notre étonnement. Un scénario classique est rythmé d’épisodes, reliés entre eux par les actions et réactions des protagonistes à ces péripéties. Dans L’Homme du Sud, rien de tel, l’histoire semble se dérouler en parallèle, comme en arrière-plan, du moins les segments n’appellent pas à des actes. La finalité du métrage, son but, c’est précisément les gestes effectués par les personnages dans le champ. La main d’un cultivateur de coton, une fête de mariage, la préparation de café, une chasse à l’opossum, la pêche d’un poisson, etc. tout ce qui n’est pas ça est accessoire. La rémission du fils Tucker est accessoire lorsqu’elle n’appelle plus à des actes, Sam et Nona ont rassemblé de l’aide, agit, passons. La romance entre la mère de Sam et le tenancier d’une échoppe survient comme par surprise, car la seule action qu’entraîne cette romance est le mariage, et plus précisément la fête qui s’en suit. Cette fête n’est chargée d’aucune signification dramatique, rien ne s’y joue du point de vue du scénario, aucun scandale, aucune amourette, aucun quiproquo, aucun malentendu, aucune tension, seulement des gens qui dansent, qui boivent, qui rient. Tout va pour le mieux, chaque épisode est résolu, les péripéties ont disparu. Seules restent les actions des Hommes, dénuées de tout sens caché, de malice, des actions brutes, gratuites, pouvant enfin se réaliser entièrement alors que le scénario est achevé.

    Il s’agit pourtant du point culminant du film, qui tendait tout entier vers cet instant. Un moment de réunion, un espace de bonté pure, où les Hommes s’acceptent pleinement, sans animosité pour leurs actions passées. Tim — un ami de la famille — danse avec la femme qui l’avait enragé plus tôt, cette dernière assomme Sam, tout le monde rit, personne n’est blessé. Dans cette salle des fêtes, une communauté d’Hommes s’est créée, L’Homme du Sud atteint alors un état de grâce.

    Car l’acte premier du film, le seul qui compte, est celui de la constitution d’une maison pour Sam et sa famille. Un lieu robuste et accueillant, dans lequel pourront se retrouver les Hommes qui ont aidé à le bâtir, non pas à l’aide de planches et de murs, mais de leur propre corps. Sam ne construit pas, il aménage, il accueille ce qui est déjà présent. Alors que les Tucker arrivent sur leurs nouvelles terres, une maison désolée les attend. L’enjeu n’est plus de réparer la bâtisse, mais de décider d’y entrer, Sam hésite, Nona le soutient et la famille s’installe, à l’exception de la grand-mère, qui s’y refuse catégoriquement.

    Il n’y a pas de réactions violentes, pas de confrontations, de tentatives de convaincre la vieille femme. Au contraire, elle refuse, soit ; Sam l’attend tout de même. Elle est expressément invitée à rentrer pour se protéger de la pluie, on lui réserve une tasse de café et une chaise vide lui est destinée. Elle n’est pas condamnée par son refus, mais continuellement accueillie par Sam, et aussi par Renoir, soutenant ses personnages. Le réalisateur cadre la grand-mère en même temps que la famille qu’elle refuse de rejoindre et créé malgré tout un ensemble uni, surcadré certes, mais par le pas d’une porte ouverte, menant directement à la chaleur du feu, sans détour. Changer d’avis ne coûte rien, au contraire, en s’avançant du fond du cadre vers la caméra, la doyenne ne peut que se grandir, se magnifier, d’ombre boudeuse en fond de champ, elle devient forme humanoïde, et, à terme, humaine.

    Transformer une ombre en Homme, voilà un bien beau projet, c’est celui du film. Nous entendons par « Homme » tout être humain qui ne se contente pas de la simple satisfaction de ses besoins propres, mais qui veille également à l’accomplissement d’un but plus grand, commun.

    Sam est un Homme, tout comme Nona, car ils aspirent à la construction d’un foyer, pour l’un et l’autre, pour leur famille. Le médecin qui renonce à sa paie est un Homme. Tim sans aucun doute est un Homme, peut-être le plus grand de tous. Cette condition n’est pas innée — la grand-mère Tucker est changée en choisissant de réintégrer le foyer — et il appartient aux Hommes de changer les ombres. Le voisin de Sam, Henry Devers n’est pas un Homme lorsqu’il nous est présenté, il ne se préoccupe que du bien être de sa ferme, de ses bêtes sans penser aux siens ou aux autres. Lorsque Sam vient lui demander du lait afin de soigner son fils, Henry refuse, préférant le donner à ses cochons. Il détruit par jalousie le potager de son voisin, privant le jeune Tucker d’un remède supplémentaire.

    Pourtant là encore ce n’est pas grâce au conflit que les choses changent. Sam confronte Henry, ils se battent, et rien ne bouge. C’est au contraire par l’acceptation sans réserve que Henry la bête se transforme. Tout comme Renoir avait ménagé une place à la grand-mère Tucker dans son cadre, il ménage à Henry une place dans son film. Henry est cruel, peut être, pourtant son visage se change à la mention des enfants Tucker, un peu de pitié. Il accepte de prêter son puits, et malgré toutes ses actions futures, Henry fait tout de même preuve d’une once d’humanité. En montrant ce visage compatissant, Renoir refuse de faire de ce voisin hostile, un antagoniste total, cette petite nuance est une porte qu’il laisse ouverte. Henry aussi, n’a qu’à s’avancer, pour devenir un Homme.

    Cette transformation a lieu sur le bord de la rivière. Alors que Sam ferre enfin le mythique poisson‑chat tant convoité par son voisin, qui l’observe. La ligne se tend. Un Homme, d’abord seul, tente de sortir la prise de l’eau, quelqu’un le rejoint. Les deux tirent ensemble, unis par une action commune. Henry et Sam sont réunis dans le plan, œuvrant à la même tâche. Ils tentent de sortir la prise de l’eau et, fixant un même point hors cadre, sortent ensemble du champ de la caméra. Henry est devenu un Homme.

     

    L’Homme du Sud (Jean Renoir, 1945, 17min08sec)

  • Le cœur à l’ouvrage

    Sur Gloria Mundi (2019) de Robert Guédiguian

    À Marseille, une famille essaye de s’en sortir, Guédiguian les filme avec une simplicité déconcertante. Pas de misérabilisme, pas de martyrs. Des Hommes, qui souffrent, se battent, s’aiment. Sans jamais céder à la tentation de ne montrer qu’une idée sans visage. Car des visages il y en a, et des plus beaux. Marqués par des années de prison, une vie de femme de ménage, de chauffeur de bus, mais surtout des visages ordinaires.

    Un nouvel enfant arrive dans un couple qui n’en peut plus – d’être viré, précaire, en équilibre sur les fins de mois – et tout bascule. Vraiment ? Non rien ne bascule, l’intention du film n’est pas là. C’est à la manière d’un à propos de que le film se construit devant nos yeux, et non pas dans la mise en avant d’un discours. Si ce dernier existait, il serait humaniste, poindrait en transparence sur chaque plan de visages, de regard, de paroles à deux, trois, quatre Hommes. 

    En transparence, car j’imagine la beauté de ces Hommes en dehors du film – mais je l’ignore, et seul le cinéma peut me les donner de la sorte. Mais alors les révèle-t-il ou les conserve-t-il ? La force du film est tout entière dans cette question. Gloria Mundi fait-il autre chose que nous montrer des Hommes ? Cela suffit c’est certain, pourtant le doute persiste, y-a-t-il quelque chose en plus ? 

    Dans ce plan de Sylvie, quelque chose me trouble. Impossible de me souvenir des circonstances, est-on chez elle, chez le médecin, aux aurores dans ses bureaux ? Seul son visage reste, en plan presque fixe (la caméra tremble faiblement). Je ne sais pas ce que ses yeux regardent, ni ce dont elle songe, mais Guédigian me laisse le temps d’y penser. 

    Alors quelques secondes passent, ce qu’un visage peut changer en quelques secondes. 

    Puis tout reprend, puisque le cinéaste nous raconte une histoire. Dans ce changement de régime, de l’intériorité du personnage au retour des péripéties, pas de rupture. Les visages se font événements, tout comme les actions ne sont qu’écrins et prolongements du cœur des hommes. Les situations s’enchaînent et le spectateur se trouve derrière deux personnages qui parlent, assis sur un banc, au nord de Marseille, face à la mer, la poussette de Gloria en point de fuite. La vie a été dure pour l’un comme pour l’autre, mais il faut continuer, s’aider, essayer de vivre du mieux que l’on peut. 

    Encore une fois le contexte m’échappe, les mots précis sont absents, mais le même sentiment revient. Ces hommes sont universels, dans leurs valeurs, dans leur manière de résister et donc de vivre. Ces hommes de Marseille, ce sont aussi les autres, ceux qui se reconnaissent dans la simplicité d’une conversation dont le seul sujet est le passage du temps et notre lutte pour faire avec. 

    Ces deux hommes peuplaient déjà les westerns, figures éternelles taillées dans la pierre de la grandeur. Ne pas s’apitoyer, ne pas esquiver les visages. Ces Hommes sont là parce qu’ils comptent, parce qu’ils impriment une marque dans le paysage qui les entoure. Guédigian laisse durer ses plans, sur leurs surfaces, ses personnages s’y couchent lentement. Leur beauté irrigue. 

    Qu’a-t-il fait d’autre disais-je ? Bien plus c’est certain. Gloria Mundi est un film magnifique. 

  • L’échappée

    Sur Au bout du monde (2019) de Kiyoshi Kurosawa

    Tous les films ne laissent pas les mêmes souvenirs, tous ne nous sautent pas aux yeux. Je n’ai pas aimé Au bout du monde à sa sortie, un peu plus lors des discussions qui ont suivi. Les semaines suivantes, le film et les déambulations de Yoko, son personnage principal, m’ont accompagnés. Cette réalisation, pour tout spectateur un tant soit peu familier de l’œuvre de Kurosawa ou un tant soit peu rigide dans la conception qu’il s’en fait, enfreint nombre de schémas attendus. Ces dérogations à une structure narrative prévisible convoquant fantômes, retour d’un passé enfoui, mutation et vengeance d’une société, troublent le témoin de l’œuvre qui s’enfuit dès lors dans une certaine frustration.

    Seulement ce spectateur n’a pas vu Au bout du monde, il n’y a vu que l’histoire qu’il a voulu lui faire raconter. La beauté du dernier Kurosawa réside pourtant toute entière dans l’errance à laquelle il nous invite aux côtés de Yoko. Projetée en Ouzbékistan dans le cadre d’une émission de télévision, la jeune femme ne comprend ni la langue ni les mœurs du pays. Rien ne lui parle, tout semble à la fois l’irriter et lui glisser dessus. L’héroïne en apparaît relativement inintéressante, d’autant plus contrainte par la certaine naïveté à laquelle Kurosawa la confine. La jeune fille n’est que de passage, c’est une présence sur le plan, qui n’accroche rien, que le spectateur oublie. La question est évidente pour Yoko, comment trouver sa place lorsque c’est à l’étrangère qu’il faut jouer ? 

    C’est lors de promenades nocturnes que nous la voyons pour la première fois, qu’elle estompe peu à peu le vernis que lui a appliqué le réalisateur. Nous la découvrons telle qu’elle souhaite être vu. Libre de ses mouvements, elle trouve sa place au sein du film. Si le charme opère ici, c’est que l’insouciance n’est ni feinte ni simulée. Le plaisir procuré ne provient dès lors plus de l’histoire racontée, mais de la simple présence de Yoko à l’écran. C’est quand le cinéma nous laisse vivre côte à côte avec ses personnages, dans un même espace que l’on arpente avec eux, qu’il touche à l’un de ses éclats. L’Ouzbékistan tout comme le film sont deux contrées qu’il nous faut parcourir, pour lesquelles nous nous sommes engagés, dans lesquelles il fait bon être libre de ses mouvements – tout oculaires qu’ils soient. Regarder un film ce n’est pas seulement se rendre disponible à une proposition formelle, à l’immersion dans une histoire. C’est y aller pour que quelque chose puisse se produire et résonne en nous, dans l’espoir de construire quelque chose de nouveau. 

    Kurosawa accorde à son personnage une autonomie grandissante, il la pousse de plus en plus loin dans ces escapades allant jusqu’à influencer sa vie diurne. À présent Yoko appartient en propre aux plans du film, elle se fait condition de leur déroulement. Dans une scène tout à la fois drôle et terrifiante, la jeune femme se trouve attachée dans un manège à grande vitesse, forcée de le recommencer pour la bonne réalisation de l’émission. Kurosawa paraît la décomposer au fil des prises et pourtant Yoko tient bon. Elle est la seule figure du plan à rester intacte, bouleversée certes, mais entière. Le décor lui a glissé, l’image s’est brouillée, plus rien n’est discernable. Si cet effet était déjà présent dans Real (K. Kurosawa, 2013), signifiant l’altération de la réalité, le passage dans un certain fantastique, il est ici – dans ce motif qui reste au centre du plan -, le signe que quelque chose demeure, que Yoko s’accroche à sa ceinture comme au film dont elle prend à ce moment précis le contrôle. 

    L’image est vue en terre d’accueil, en foyer au sein duquel la jeune femme braconne la narration et contrecarre les attentes d’un spectateur trop empressé. Toutes ces nuits quelque chose s’est produit, un souffle – de liberté oui – dans le voilage d’une chambre, une escapade salutaire du cinéma. 

    Yoko

  • Le sol brûle

    Sur Adalen 31 (1969) de Bo Widerberg
    Paysage à Champrosay, Eugène Delacroix (1849-1863)

    Il y a quelque chose d’étrange dans le début d’Adalen 31, une certaine épaisseur de l’image que le spectateur ne peut s’empêcher de ressentir. Le souffle incontrôlé d’un garçon dans un saxophone, la mousse à raser du père qui s’étale sur sa joue, le rasoir qui vient s’y frotter pour mieux la révéler. La matière est dense, brute et creusée. Loin de se réduire à l’image, le son est au plus près des matériaux et acquiert une certaine densité. Profondément organique, sorti d’une bouche adolescente, il est dans les premiers plans du film le signe même de la vie, d’une insouciance et d’une vigueur sans pareilles. Deux garçons se disputent, leurs corps cognent les meubles, font résonner bois contre ciment, un genou contre le barreau d’une chaise, contre le pied d’une table. L’extérieur de la maison est champêtre, on se croirait un dimanche d’août. Seulement à bien regarder cette scène, ou plutôt à regarder un peu autour, n’était-elle pas encadrée par deux images en miroir, deux inquiétantes images d’une même tour qui s’élève ? En un rapide mouvement de survol circulaire, c’est à l’inéluctable figure d’un trou noir que nous étions confrontés, puis ramenés. La chute de la caméra est brève, sa trajectoire avalée dans la bouche d’une cheminée d’usine. Le dimanche est bien loin à présent. 

    Adalen 31, réalisé par Bo Widerberg en 1969, dépeint la grève de mai 1931 dans la vallée d’Adalen en Suède, faisant suite à la réduction du salaire des ouvriers. Une cargaison doit être livrée aux États-Unis, mais personne ne veut la charger, les discussions s’intensifient entre travailleurs d’un côté, patrons de l’autre. Des briseurs de grève sont embauchés et les tensions grandissent. Le film nous plonge alors dans un très bel entre-deux de la lutte quotidienne, dont on sent que la fin est proche.

    Au salut d’une femme précèdent les roues d’un train ; à l’arrivée sur les grands chemins d’une voiture, suit cette même route vide à présent. L’attention du cinéaste se porte davantage sur le décor, que sur l’acte. Sur le fond en tant qu’arrière-plan, plutôt que sur la figure. Ou plutôt l’action l’intéresse en ce qu’elle modifie le lieu. L’événement y est désormais inscrit. La grève court depuis 93 jours, les tensions montent et l’on sent bien que quelque chose va se produire. Les plans sont tendus par l’image de cette tour nous qui revient en tête, plus de doute possible. Les ouvriers se déversent dans les rues, c’est un flot que l’on ne peut plus arrêter. Nous le savons, l’eau qui sillonne les terres laisse des marques, pas la première fois bien sûr, ni la seconde sans doute, mais en quelques mois cette terre foulée sera sculptée. Une lutte a lieu, les hommes avancent et ne tirent pas. On fait feu sur eux, les met à terre, on fait saigner l’un d’eux à mort, on terrifie un enfant. Les clairons se sont tus, mais résonnent dans notre tête. L’horreur de cette scène se contient toute entière dans la confusion que l’on fait à présent entre un cuivre et le cri d’hommes et de femmes. C’est un écho qui traverse les plans, une trace de quelque chose qui ne peut pas — ne peut plus — partir. Cette terre foulée l’a été jusqu’à la rupture et si la matière peut être modelée, elle finit toujours par se rompre.

    « Au cours de la manifestation, cinq ouvriers ont été tués par les militaires. Ce film leur est dédié 1. »

    Harald, blessé au ventre, est recouvert d’un linge dont le blanc immaculé se trouve en un éclair envahi par une tache grandissante de sang. La couleur qui arrive à nos yeux sur cette surface vierge est comparable aux forces du film. Un événement se produit dans un lieu, nous en voyons les conséquences directes, mais également les restes, les traces en creux. Le linge blanc c’est ce paysage de l’après, cette étendue d’où saigne encore quelque chose, dont pourtant la cause a été recouverte ou simplement mise de côté. Il y a une dimension supplémentaire, un signifié dont le temps aurait chassé le signifiant, qui rend ces plans vides, lourds de sens. Le sifflement qui donne l’alerte et annonce la tragédie se répercute dans toutes les scènes sans qu’aucune cheminée ne le produise plus. Il est une sorte de réminiscence de la douleur au sein des plans, allant de l’un à l’autre, de la fin du jour au petit matin. L’image, saturée de son et de sens, va exploser. Cette bataille ne s’est pas seulement passée, elle n’est pas passée. Ce qui demeure compte, parce que l’addition de ces choses devient insupportable, parce que justement le plan ne peut plus soutenir ce qui s’y est passé, il est prêt à exploser. Alors nous le voyons tel qu’il est au moment t, plus la somme de ce qu’il était avant, de ce qu’il sera un peu après. 

    Tres de mayo, Francisco Goya (1814)

    1 Carton introductif

  • Les garçons sont partis

    Sur Atlantique (2019) de Mati Diop

    Faute de salaire, un groupe d’ouvriers s’exile en mer, puis disparaît. 

    D’abord il y a la ville, qui n’est plus tout à fait à eux puisqu’ils n’habitent pas ces nouveaux bâtiments. Puis l’argent, bien sûr. Il faut pouvoir rentrer chez soi, manger, vivre décemment. Et enfin la mer, en une, deux, trois vagues qui balayent tout, qui engloutissent les hommes comme on a étouffé leurs paroles. Le chantier est vide à présent, les femmes sont seules, plus personne ne danse.

    Les paroles de ces hommes nous ne les entendons pas dans les premiers plans du film. Assourdies par les travaux, elles ne parviennent pas à acquérir de consistance. Pourtant les garçons crient, mais, une fois disparus, personne ne remarque cette absence : les usuriers poursuivent leurs activités et Ada (personnage principal) est mariée de force. 

    La vengeance que déploie dès lors le film se propage comme une maladie virale. Celle d’une communauté et non seulement d’individus, une douleur qui n’appartient plus à personne et qui concerne tout le monde. Peu à peu, un vertige gagne certains des habitants de Dakar. D’étranges représailles se déroulent la nuit. Si les criminels ont les yeux blancs, c’est qu’en leur sein est contenue la multitude des vies sacrifiées. Ce n’est plus le corps mortel passable que nous montre le film, mais la survivance d’un même sentiment d’injustice. Cette violence se propage et toute l’image s’en trouve contaminée. Dans la ville lointaine et vaporeuse, un voile menace toujours de recouvrir l’écran. 

    Enfin, la mer qui n’en finissait plus de crier reflète à nouveau le soleil, les amants s’étreignent une dernière fois, plus personne ne peut être forcé au silence. À la colère des uns se succéderont de nouvelles luttes et à ces luttes participeront les hommes, les femmes. Toute une communauté se trouvera altérée et, une fois le soleil couché, elle saura ne plus se cacher les yeux. Alors elle regardera le monde, terrifié et fiévreux et réparera ce qui a trop longtemps été impuni.

    Vignette du Livre des morts des Anciens Égyptiens
  • N’est pas alpiniste qui veut

    Sur Portrait de la jeune fille en feu (2019) de Céline Sciamma
    Héloïse dans Portrait de la jeune fille en feu

    Portrait de la jeune fille en feu, le titre de la dernière réalisation de Céline Sciamma n’est pas seulement celui du film, mais aussi le nom du tableau dévoilé dans les premières secondes de projection.

    Ainsi, Portrait de la jeune fille en feu est une toile peinte, et le flashback suivant l’introduction de la peinture — constituant le reste du film — aspire à mener le spectateur vers l’instant qu’il représente. Céline Sciamma annonce immédiatement ses ambitions : montrer un moment rêvé, sensible et unique, digne d’être immortalisé sur une toile. En bref, un bout de réalité figé par un artiste, peintre ou cinéaste.

    De tels moments existent au cinéma. Ils prennent pour moi la forme d’un vase dans Printemps Tardif (Yasujiro Ozu, 1949), d’une scène de boisson dans L’auberge du dragon (Raymond Lee, 1992), voir d’un film entier pour Qui a peur de Virginia Woolf (Mike Nichols, 1966). Ils sont tangibles, semblables à des morceaux de pellicules, rangés dans ma mémoire. Pourtant impossible d’en décrire les caractéristiques, de les rationaliser. Ces instants ne sont pas des vignettes que l’on collectionne au sein d’un catalogue fini, mais des objets soumis au temps, se bonifiant, s’effaçant ou se remplaçant, insoumis à la logique, à mon contrôle. Ils arrivent, restent, et disparaissent.

    Alors, comment ne pas être sceptique face à la proposition de Céline Sciamma, faisant l’exact inverse ? En préparant le spectateur à un de ces moments, et en s’y attelant de façon si appliquée, elle ôte à cet instant tout naturel. Le film nous prépare, et nous attendons. Sitôt la colorimétrie, le décor et les costumes en accord avec ce que nous avons vu plus tôt — soit sur le tableau au début, soit sur l’affiche —, nous nous tenons à l’affût, prêts à assister à la magie du cinéma à l’œuvre. La disposition des personnages se fige, la musique se lance, la robe prend feu, voilà nous y sommes. 

    Pourtant passée la séduction de surface, que s’est-il produit que nous n’attendions pas ? Rien au final, la simple constatation d’une promesse tenue, d’un film bien produit, bien écrit, bien défini. En annonçant sa beauté à venir, l’œuvre en perd le charme et devient non plus la vision d’un artiste, mais d’un bon faiseur, fort compétent à produire sur commande des films, mais au final bien incapable de créer un moment de cinéma véritable.

  • Le Piège

    Sur Bonjour tristesse (1958) de Otto Preminger
    Bonjour tristesse (07min47sec)

    Heureusement, le cinéma n’est pas qu’affaire de scénario. Si cela avait été le cas, Bonjour tristesse aurait été un bien piètre film. Au lieu de ça, le mauvais scénario de Françoise Sagan donne naissance à un bon film. C’est d’ailleurs le secret, Preminger fait un film, et transforme une insipide histoire mondaine en un véritable drame de cinéma. La qualité du film n’a pas grand-chose à voir avec ce que l’on y raconte, mais tient de ce que Preminger nous fait voir, la tragédie au cinéma et le cinéma comme tragédie.

    Cécile par jalousie et immaturité va, avec l’aide de Elsa (la maîtresse de son père) et Philippe (son amant), pousser au suicide Anne, la compagne de son père Raymond afin de poursuivre sa vie insouciante. Le film nous est raconté en flash-back par la jeune fille morose rongée par les remords. Voilà pour le premier drame, celui du scénario, ressemblant beaucoup au roman original. Pourtant un détail a été modifié, Cécile ne vit pas l’histoire au présent, mais la raconte au passé, revit le film alors qu’elle nous le présente dans les séquences en noir et blanc qui ponctuent le métrage. Dans ces séquences la jeune femme nous est présentée comme un personnage coupé du monde, glissant sur lui. Elle évolue dans des voitures, derrière des vitres et des miroirs, dans des intérieurs exigus, des sous-sols. Cécile s’adresse d’ailleurs directement au spectateur par une voix off et des regards caméra, tout paraît faux et le personnage semble ne pas faire totalement partie de cette mascarade. Le plan d’ouverture du film est un panoramique de Paris, filmé en très courte focale, le grand-angle et le mouvement de caméra viennent donner au décor un aspect de toile peinte déroulée. Le suivant est à bord d’une voiture, c’est un plan truqué classique qui use de projection pour simuler un extérieur. Durant cette introduction, le son semble provenir de nulle part, les bruits de voix et de voiture paraissent irréels. Ce monde en noir et blanc est un monde de cinéma parfaitement faux. Les séquences en couleur qui suivent — et qui constituent la majeure partie du film — tendent à avoir des plans plus longs, aux mouvements de caméra plus discrets, au son moins évidemment postsynchronisé. Les personnages évoluent ainsi librement dans un décor qui ne semble interrompu ni par des trucages, ni par des coupes. Cécile et son père se déplacent naturellement depuis la petite cour à l’extérieur de la villa jusqu’à l’étage et l’intérieur des chambres. Il ne s’agit pas d’un plan séquence, mais le décor est vraisemblable, et affiché comme tel : une attention est portée à montrer les passages d’un plan — d’un cadre — à un autre par le biais d’une porte, d’un couloir ou d’une fenêtre. Tout est connecté, naturel, vrai. Preminger oppose ainsi un monde en noir et blanc « de cinéma » à un monde plus authentique, celui du souvenir — en couleurs. Le suicide d’Anne a transformé le monde dans lequel les personnages vivent en film, et le drame réside dans le fait qu’ils en sont conscients.

    Pourtant ce monde a priori vrai était déjà illusoire. Il existe bel et bien une opposition entre les séquences en noir et blanc et celles en couleur, néanmoins ces deux mondes semblent se rapprocher par moment. En réalité Cécile est déjà piégée dans ces endroits clos, et elle s’y plaît. La villa est un lieu isolé, qui donne une illusion d’ouverture. Il s’agit au final d’un petit monde dont Cécile ne sort jamais, ou alors pour se rendre dans d’autres espaces confinés — la maison du voisin, un bal, un casino, etc.  Anne ne menace pas ce monde, mais le met à jour. La séquence de son arrivée est une révélation, au spectateur du moins, de la nature similaire de ces deux univers. En effet si la scène semble au départ filmée dans le même ton que précédemment, le montage et les plans se resserrent sur les personnages, les isolant dans un cadre de plus en plus réduit. Cécile, auparavant mobile et pleinement cadrée se retrouve immobilisée, fixe et en gros-plan. Ce changement de régime se fait au moment précis où elle annonce son souhait d’être entretenue par un homme, alors qu’elle se positionne presque exactement en superposition d’un dessin aux traits simples, d’un archétype plat. Anne ne provoque pas un changement fondamental dans le monde de Cécile, mais le révèle tel qu’il est, vide, coupé du monde, plat, superficiel et faux. La scène s’achève sur la fermeture d’une porte vitrée, présente depuis le début, mais qui cette fois sépare Cécile du monde et à travers laquelle elle jette un rapide et étonné regard caméra. Ce regard n’est pas le premier du film, mais le premier de la vie de Cécile, qui durant quelques photogrammes, remarque la présence de l’appareil. Cet instant est très bref, à peine quelques images, et personne — ni les personnages ni le spectateur — ne s’en préoccupe, la scène suivante reprend sur un régime habituel. Pourtant une impression de malaise diffuse s’installe et refuse de disparaître, quelque chose dans ce film ne semble pas juste, mais impossible de savoir quoi. 

    Henri Matisse, Tête de jeune femme

    Ainsi l’arrivée de Anne dans le film révèle que le monde idyllique du souvenir est parfaitement artificiel. Elle propose alors à Cécile de quitter cet univers, d’emprunter un passage qui la mènera du monde plat de l’écran à la réalité. Mais il ne s’agit là que d’une ouverture, que Cécile doit voir et choisir d’emprunter. Or, elle décide de lutter, de résister à la tentation d’en voir davantage et persiste à vivre dans un monde confortable où une place lui a été ménagée. Cécile va échafauder un plan pour se débarrasser d’Anne et va le mener à bien par l’intercession du cinéma. Alors que Cécile s’enferme dans sa chambre afin de planifier le départ d’Anne, la musique, jusqu’alors plutôt discrète dans les séquences en couleur, se fait de plus en plus dramatique et culmine avec l’arrivée de Elsa, comme si elle annonçait cette dernière. Elsa sera un pion essentiel à l’intrigue de Cécile, et son arrivée semble avoir été préparée par le film lui-même. Lors d’une séquence un peu plus tardive, Cécile s’en va retrouver son amant Philippe afin de mettre en place son complot, et paraît elle aussi guidée par la musique orchestrale, très cinématographique, d’un thriller sentimental. L’éclairage de la scène, sa musique, les actions des personnages et leur posture dans les plans, tout dans cette séquence est stéréotypé, parfaitement à sa place. La jeune femme n’a rien à faire, si ce n’est se laisser guider par un archétype de scénario rédigé pour elle et qui se joue tout seul. Le plan de Cécile n’est en fait que le déroulement dramatique logique d’un film hollywoodien classique, et c’est cette trame jusqu’alors inachevée que Cécile complète naturellement. Anne menace de révéler la supercherie du cinéma, ce dernier riposte en usant de ses artifices classiques. Le film doit se dérouler, comme il convient pour un ruban, du début à la fin, sans accrocs.

    Le tragique de Bonjour tristesse réside ici. Cécile, à peine éveillée à la nature factice de son monde, s’y laisse envoûter et ne parvient pas à résister à son évidence, sa facilité. Alors qu’elle est introduite aux artifices qui composent son univers, qu’elle aperçoit la caméra qui la filme, qu’elle emprunte le chemin qui viendra la sortir de ses illusions, elle se laisse séduire par la place que le cinéma lui offre. En se débarrassant d’Anne, elle condamne l’unique issue qu’elle lui offrait, mais ne peut pourtant pas oublier la caméra qu’elle a vue plus tôt. Cécile reste ainsi coincée entre deux mondes, elle n’est plus tout à fait un personnage, mais pas encore tout à fait une personne, comme une actrice qui ne pourrait pas sortir de son propre film. Elle est condamnée à errer à jamais dans les limbes du cinéma, consciente de sa situation, en mesure de comprendre les mécanismes qui la contrôlent, mais impuissante face à eux.

    Réduite à l’impuissance, condamnée à jouer le même rôle pour toujours, Cécile revoit indéfiniment le film inaltérable auquel elle a participé et duquel il n’est plus possible de se libérer. Résignée et abattue, lors du dernier plan du film, elle se farde devant sa glace, s’embaume telle une momie revenant à la vie à chaque projection. Pour nous le film est fini, mais pour elle, tout recommence.

    Bonjour tristesse (01h33min06sec)

  • Ouvrir la fenêtre

    Sur L’argent de Judas (1915) de Victor Sjöström
    L'argent de Judas, Victor Sjöström (1915)
    L’argent de Judas, Victor Sjöström (1915)

    La découverte d’un film disparu est toujours une excellente nouvelle, d’autant plus s’il s’agit d’un grand film. L’Argent de Judas de Victor Sjöström est un grand film, et sa présentation au Festival d’Histoire de l’art à Fontainebleau était une formidable occasion de le redécouvrir. Reprojetté au Festival La Rochelle Cinéma, nous avons pu confirmer notre enthousiasme pour ce moyen métrage d’à peine 40 minutes.
    Le film traite d’un homme qui braconne, aidé d’un ami, pour payer des médicaments à sa femme. La partie de chasse tourne vite au drame alors qu’ils sont repérés et que l’homme tue par mégarde un des garde-chasses. Plutôt que de se livrer, il laisse son ami se faire arrêter à sa place, peu à peu rongé par le remords. Il se suicide finalement, et lave son ami de tout soupçon.
    L’ouverture du film coïncide avec celle d’une fenêtre et permet à la caméra de s’y engouffrer, dévoilant le lieu principal de l’intrigue, une petite maison vétuste. Sjöström introduit ainsi immédiatement l’un des éléments fondamentaux de son film : la fenêtre. C’est cette ouverture qui permet au film de débuter, en permettant au public d’y rentrer, littéralement. Mais c’est aussi par la présence d’une vitre à des moments clés du métrage que cet élément se révèle capital. Ainsi le début du film est marqué par le départ de deux binômes — les deux amis et les deux garde-chasses — s’éloignant à travers d’une vitre vers un destin funeste, annoncé par la cloison fermée. C’est toujours une fenêtre qui est close alors que l’homme dénonce et trahi son ami à qui il prêtait refuge. C’est par le carreau que survient le danger. Alors que la police tente d’arrêter un personnage, elle apparaît par cette ouverture. Pour tenter d’échapper à la menace, le suspect ferme en premier lieu le store, masquant ainsi la vitre. Aussi c’est une fenêtre ouverte qui cadre les excuses du traître, et l’écriture d’aveux précédents sa rédemption. L’ouverture est associée à une respiration, au retour du bon sens et à l’empathie alors que la clôture annonce la réclusion, le danger et l’égoïsme.
    C’est que la fenêtre n’est que le symptôme d’un motif plus grand, et Sjöström en use pour rendre visible une opposition plus large, celle entre un monde extérieur et celui du foyer. Dans L’argent de Judas le dehors, s’il est sublime — les décors sont en grande partie naturels et somptueux — n’est que source de drame, c’est dans la nature que se déroule le meurtre initial. C’est dans la rue que l’innocent sera arrêté. De même c’est de l’extérieur que surgit la police. Au contraire, les deux foyers — celui du traître et celui de son ami — sont signe de sûreté mais à la fois d’enfermement. Dès le premier plan du film, un enfant dort paisiblement sur le rebord de la vitre, alors qu’une femme se meurt lentement. La maison fait office de refuge pour l’ami traqué, et de prison lorsque l’inspecteur arrive.
    Aucune solution ne se trouve ni dans un espace ni dans un autre, pour trouver le salut, Sjöström propose alors d’ouvrir la fenêtre, et de faire enfin communiquer les deux mondes. C’est là que réside la solution au conflit du film, le traître réalise son erreur, ouvre la fenêtre et se jette dans le dehors pour y disparaître. C’est finalement sur l’ouverture, d’une porte cette fois, que le film trouve une conclusion.

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