Actions et vérité
Sur L’Homme du Sud (1945) de Jean Renoir
Sam Tucker, soutenu par sa femme Nona, est fatigué de sa vie d’ouvrier agricole et décide de s’installer à son compte dans une terre désolée, mais prometteuse. La récolte s’annonce grandiose, mais il faut avant tout que Sam et sa famille passent l’hiver. Voilà pour les grandes lignes de L’Homme du Sud, la quatrième production américaine de Jean Renoir.
Comme l’ensemble de ses films hollywoodiens, L’Homme du Sud fut mal reçu par la critique française. Pourtant dans les années 1940, les studios américains produisent leurs meilleurs films. On observe également chez des cinéastes européens émigrés ou exilés, une certaine tendance au génie. Murnau, Sjöström, Lubitsch, Hitchcock ou de Lang réalisent chacun leurs plus grands films en Amérique. La grâce américaine aurait-elle arbitrairement touchée ces cinéastes, ignorant Jean Renoir ? Cela nous paraît improbable, et, évidemment, c’est faux. Car L’Homme du Sud, loin d’être un égarement, est une révélation. Que L’Homme du Sud corresponde au style de Renoir nous importe peu, seul compte la réalisation d’un film qui n’aurait pu voir le jour sous d’autres auspices. Il aurait été absurde de tenter d’entreprendre aux États-Unis la création d’une œuvre comme La Règle du Jeu (1939), tout comme il est absurde de produire un western en France. C’est en comprenant les spécificités de sa terre d’accueil, et en travaillant avec, et non malgré elle, que Jean Renoir a pu créer une œuvre unique, au sein d’une période majeure de sa carrière.
C’est que le décor a son importance, il faut faire avec. Les plaines européennes n’ont pas la même signification que les étendues texanes, et le corps d’un homme n’évoque pas en nous les mêmes choses selon qu’il arpente les unes ou les autres. Renoir ne réalise pas un film sur le monde paysan, mais convoque le western : son imaginaire, ses canons, ses acteurs, et pare le tout de son regard, c’est que le film est très beau.
Cela dit, L’Homme du Sud nous séduit autant qu’il nous déroute. Dès les premiers plans, nous sommes pris d’une étrange sensation. En guise de prélude, greffé entre le générique et la première scène, on nous présente la famille Tucker au travers d’un album photo commenté par une voix. Nous ne voyons pas l’homme qui parle, seulement ses mains, et nous ne connaissons pas les personnes en question. La séquence paraît précipitée, une photo en remplace immédiatement une autre, toutes accompagnées de la voix monotone de l’homme qui enchaîne anecdotes et banalités au sujet des Tucker. Tout cela va très vite, aucune pause n’est ménagée, le narrateur entame une phrase de conclusion, aussitôt le son décline, l’image se coupe, le film commence, nous n’avons rien compris.
Cette bizarrerie se retrouve tout au long du métrage, parfois ponctuellement, par petites scènes : une conversation de quelques secondes, entamée et stoppée sans raison apparente, une bagarre de saloon démarrée sans motif par son propriétaire, une vache sauvée des eaux, puis abandonnée, etc. Mais c’est également la structure même du film qui en est affectée, des pans entiers de l’intrigue sont résolus hors-champ, des personnages disparaissent, d’autres surgissent. La maladie du fils de Sam, occupant pourtant un quart du film, disparaît au terme d’une ellipse impromptue : le voisin Henry Devers, alors personnage antipathique récurrent disparaît complètement, la mère de Sam arrive en camion, et se marie de façon tout aussi inattendue. Comme si le scénario très simple n’avait aucune espèce d’importance ; Renoir le suit mais s’en moque. Son intérêt semble être ailleurs. Les péripéties ne sont qu’un prétexte à quelque chose de plus grand, qui ne serait pas écrit mais joué, aux actions et aux réactions des personnages : L’Homme du Sud est un film d’actions.
Celles-ci sont au cœur du film, et c’est la raison de notre étonnement. Un scénario classique est rythmé d’épisodes, reliés entre eux par les actions et réactions des protagonistes à ces péripéties. Dans L’Homme du Sud, rien de tel, l’histoire semble se dérouler en parallèle, comme en arrière-plan, du moins les segments n’appellent pas à des actes. La finalité du métrage, son but, c’est précisément les gestes effectués par les personnages dans le champ. La main d’un cultivateur de coton, une fête de mariage, la préparation de café, une chasse à l’opossum, la pêche d’un poisson, etc. tout ce qui n’est pas ça est accessoire. La rémission du fils Tucker est accessoire lorsqu’elle n’appelle plus à des actes, Sam et Nona ont rassemblé de l’aide, agit, passons. La romance entre la mère de Sam et le tenancier d’une échoppe survient comme par surprise, car la seule action qu’entraîne cette romance est le mariage, et plus précisément la fête qui s’en suit. Cette fête n’est chargée d’aucune signification dramatique, rien ne s’y joue du point de vue du scénario, aucun scandale, aucune amourette, aucun quiproquo, aucun malentendu, aucune tension, seulement des gens qui dansent, qui boivent, qui rient. Tout va pour le mieux, chaque épisode est résolu, les péripéties ont disparu. Seules restent les actions des Hommes, dénuées de tout sens caché, de malice, des actions brutes, gratuites, pouvant enfin se réaliser entièrement alors que le scénario est achevé.
Il s’agit pourtant du point culminant du film, qui tendait tout entier vers cet instant. Un moment de réunion, un espace de bonté pure, où les Hommes s’acceptent pleinement, sans animosité pour leurs actions passées. Tim — un ami de la famille — danse avec la femme qui l’avait enragé plus tôt, cette dernière assomme Sam, tout le monde rit, personne n’est blessé. Dans cette salle des fêtes, une communauté d’Hommes s’est créée, L’Homme du Sud atteint alors un état de grâce.
Car l’acte premier du film, le seul qui compte, est celui de la constitution d’une maison pour Sam et sa famille. Un lieu robuste et accueillant, dans lequel pourront se retrouver les Hommes qui ont aidé à le bâtir, non pas à l’aide de planches et de murs, mais de leur propre corps. Sam ne construit pas, il aménage, il accueille ce qui est déjà présent. Alors que les Tucker arrivent sur leurs nouvelles terres, une maison désolée les attend. L’enjeu n’est plus de réparer la bâtisse, mais de décider d’y entrer, Sam hésite, Nona le soutient et la famille s’installe, à l’exception de la grand-mère, qui s’y refuse catégoriquement.
Il n’y a pas de réactions violentes, pas de confrontations, de tentatives de convaincre la vieille femme. Au contraire, elle refuse, soit ; Sam l’attend tout de même. Elle est expressément invitée à rentrer pour se protéger de la pluie, on lui réserve une tasse de café et une chaise vide lui est destinée. Elle n’est pas condamnée par son refus, mais continuellement accueillie par Sam, et aussi par Renoir, soutenant ses personnages. Le réalisateur cadre la grand-mère en même temps que la famille qu’elle refuse de rejoindre et créé malgré tout un ensemble uni, surcadré certes, mais par le pas d’une porte ouverte, menant directement à la chaleur du feu, sans détour. Changer d’avis ne coûte rien, au contraire, en s’avançant du fond du cadre vers la caméra, la doyenne ne peut que se grandir, se magnifier, d’ombre boudeuse en fond de champ, elle devient forme humanoïde, et, à terme, humaine.
Transformer une ombre en Homme, voilà un bien beau projet, c’est celui du film. Nous entendons par « Homme » tout être humain qui ne se contente pas de la simple satisfaction de ses besoins propres, mais qui veille également à l’accomplissement d’un but plus grand, commun.
Sam est un Homme, tout comme Nona, car ils aspirent à la construction d’un foyer, pour l’un et l’autre, pour leur famille. Le médecin qui renonce à sa paie est un Homme. Tim sans aucun doute est un Homme, peut-être le plus grand de tous. Cette condition n’est pas innée — la grand-mère Tucker est changée en choisissant de réintégrer le foyer — et il appartient aux Hommes de changer les ombres. Le voisin de Sam, Henry Devers n’est pas un Homme lorsqu’il nous est présenté, il ne se préoccupe que du bien être de sa ferme, de ses bêtes sans penser aux siens ou aux autres. Lorsque Sam vient lui demander du lait afin de soigner son fils, Henry refuse, préférant le donner à ses cochons. Il détruit par jalousie le potager de son voisin, privant le jeune Tucker d’un remède supplémentaire.
Pourtant là encore ce n’est pas grâce au conflit que les choses changent. Sam confronte Henry, ils se battent, et rien ne bouge. C’est au contraire par l’acceptation sans réserve que Henry la bête se transforme. Tout comme Renoir avait ménagé une place à la grand-mère Tucker dans son cadre, il ménage à Henry une place dans son film. Henry est cruel, peut être, pourtant son visage se change à la mention des enfants Tucker, un peu de pitié. Il accepte de prêter son puits, et malgré toutes ses actions futures, Henry fait tout de même preuve d’une once d’humanité. En montrant ce visage compatissant, Renoir refuse de faire de ce voisin hostile, un antagoniste total, cette petite nuance est une porte qu’il laisse ouverte. Henry aussi, n’a qu’à s’avancer, pour devenir un Homme.
Cette transformation a lieu sur le bord de la rivière. Alors que Sam ferre enfin le mythique poisson‑chat tant convoité par son voisin, qui l’observe. La ligne se tend. Un Homme, d’abord seul, tente de sortir la prise de l’eau, quelqu’un le rejoint. Les deux tirent ensemble, unis par une action commune. Henry et Sam sont réunis dans le plan, œuvrant à la même tâche. Ils tentent de sortir la prise de l’eau et, fixant un même point hors cadre, sortent ensemble du champ de la caméra. Henry est devenu un Homme.