Passer le coin de la rue et traverser le carrefour

Sur la mini-série The Corner (2000) de David Simon, David Mills et Robert F. Colesberry

« L’été dernier, je suis revenu ici, à Baltimore, dans le Maryland, pour filmer la vie au coin de cette rue. […] Un lieu où on va pour être vu, et pour beaucoup de gens c’est le centre d’information du quartier. Pour savoir qui a la bonne came, qui s’est fait tué la nuit dernière, pourquoi et par qui, on vient ici. Le paradoxe, c’est que d’un côté, ce coin de rue fourmille de vie. De l’énergie des êtres humains qui essaient de survivre jusqu’au lendemain. Mais c’est aussi un lieu de mort. Que ce soit la mort lente de la drogue ou la soudaineté des coups de feu. »

C’est par cette allocution que l’acteur noir-américain Charles S. Dutton introduit sa propre mini-série The Corner, endossant le rôle de l’hôte de l’émission qu’il réalise. À l’instar de Rod Sterling dans La Quatrième dimension ou d’Alfred Hitchcock dans le tautologique Alfred Hitchcock présente, Dutton inaugure et clôture chacun des six épisodes. Il n’énonce cependant pas de morales conclusives avec la désinvolture et le flegme de ses homologues. Excepté cette adresse inaugurale aux spectateurs, il se tient derrière la caméra et mène de brefs entretiens individuels in vivo. Les acteurs se succèdent pour témoigner à tour de rôle, prenant la parole en lieu et place des membres de la famille McCullough et de leurs voisins, au croisement de Monroe et La Fayette Street, bas-fond du narco-trafic de Baltimore. Dutton cède ainsi sa prérogative de show host d’apparaître lui-même aux extrémités d’un épisode à ses interprètes. Ces derniers répondent aux questions, exprimant les doutes et aspirations des personnages. Avant de souscrire à la fiction rejouant la vie de la famille McCullough et de leurs voisins, la série prend l’apparence d’un (faux) reportage. L’intermède d’un plan long, sans montage, est dédié à un acteur particulier. La cadre suit un bref instant ses déplacements dans le ghetto et recueille les réponses qu’il apporte aux questions que son personnage se pose.
Un écho résonne entre ces « franches » confessions reconstituées et l’épisode qu’elles bordent. L’ébranlement des personnages est relayé par un truchement testimonial en prélude du jeu des acteurs. Les parcours de vie retracés sont alors crédibilisés, attestés par les marges où le casting façonne la simulation. Les artifices que The Corner emprunte aux séries ne sont pas seulement utilisés pour authentifier la fiction, mais servent également à renforcer le semblant documentaire de cette dernière. La croyance que ces préambules et résolutions d’épisodes ménagent chez le spectateur est celle que les cartons bardés TRUE STORIES ne peuvent garantir. Il s’agit moins d’une distanciation que d’un moyen d’adhésion à la plausibilité de la fiction. De nettes variations de filmage et de subtiles variations de jeu étayent l’intention documentarisante du réalisateur.

Le regard que DeAndre McCullough lance directement à la caméra lorsque Dutton lui pose une question fâcheuse traduit ce souci par la prise en considération de l’appareil, son immédiate désignation par l’interprétation. Semblablement, Gary, père de DeAndre, met en suspens l’interview de Dutton le temps de s’acheter une cigarette au détail. Son entrée dans l’échoppe et sa sortie de champs accorde un délai au cadreur pour effectuer un panoramique depuis le coin de rue où il se situe. Les riverains le toisent, les dealers s’approchent à bonne distance de l’intrus. Un toxicomane, sorti de sa happy house, salue avec méfiance la caméra en passant. Le mouvement d’appareil supporte par son balayage l’édification d’un index, dressant la cartographie du coin de rue où le portrait de Gary prend place. Une fois le panoramique à 360° achevé, Gary sort enfin de la boutique, allume sa cigarette, et évoque le bon vieux temps en reprenant le fil de sa confession.

Cette époque révolue, illustrée par des flashbacks, n’apparaît que dans le corps des épisodes. Leurs lisières, en s’y mêlant, y perdraient leur aspect vraisemblable par une coupure du plan. Ces fragments ressurgis du passé, généralement montés parallèlement aux obstacles rencontrés par les protagonistes, cristallisent les désarrois actuels et désignent les racines d’une pente raide sur laquelle les personnages glissent inconsciemment. Les possibilités de la fiction prennent ici le relai, délaissant la présomption d’authenticité, et sollicitent l’assentiment du spectateur envers les McCullough. Le quartier était reluisant, les espoirs étaient gonflés, les familles soudées. Les couleurs vives d’alors, tranchant avec le terne présent, soulignent les récréations d’une consommation épisodique précédant les cicatrices sombres d’une addiction quotidienne.

The Corner n’abandonne les outils de la fiction et l’illusion documentaire qu’au moment de replier définitivement son récit. Lorsque Gary traverse le carrefour en ouverture du premier épisode, le réalisateur invite un groupe de quatre personnes à faire le chemin inverse au cours de l’excipit. Les vrais DeAndre McCullough, Fran Boyd, sa mère, Tyreeka Freamon, ancienne compagne de DeAndre, et George « Blue » Epps se réunissent devant la caméra pour faire le bilan sur leur abstinence et appuyer l’utilité préventive de la série. Ils reviennent sur les pas de Gary, depuis décédé d’une overdose. Ils quittent également les rôles qu’ils avaient dans la fiction (un officier de police, une assistante sociale, une caissière et un travailleur de refuge social) et redonnent aux personnages leurs vrais visages. Ils révèlent que ses rôles qu’ils jouaient sont en vérité proches de ceux qu’ils sont devenus. Le flux libre des prises paroles est entrecoupé de rapides fondus au noir. Le montage rapièce ces confessions, la fluidité du filmage ne pouvant soudainement plus être assurée face au véritable sujet documentaire servant de moteur à la fiction.

Adapté du livre éponyme d’Edward Burns et David Simon, également scénariste de la série, la mise en scène de The Corner emploie différents degrés de fictionnalisation de la matière documentaire qu’elle retranscrit. Le livre-enquête de Burns et Simon s’appuyait sur des entretiens ensuite novelisés. Ne pouvant disposer des mêmes témoignages que l’ouvrage, et n’échaffaudant jamais de docu-fiction, la série prend le partie de faire rejouer lesdits entretiens. Le rude présent des personnages, s’étalant sur une année, est ensuite adapté en feuilleton. Les analepses, lointains souvenirs pour les habitants de West Baltimore, sonnent eux tristement surfait, pris en étau par la détresse qui s’en suit. The Corner, par son naturalisme et la concision de son travail d’adaptation, trouve un juste équilibre pour restituer les points de vue d’une communauté noire-américaine ravagée par l’addiction et le recèle. Les faux-semblants documentaires préviennent d’un surplus de dramatisation, et la fictionnalisation sert une empathie envers des personnages que les circonstances ont rendus parfois intraitables sinon ingrats. La série parvient à rendre justice aux égarements des déclassés de LaFayette et à embrasser avec mansuétude les cimes et les abysses de leurs vies.