La vie sans parapluie

Sur Les Enfants du Temps (2020) de Makoto Shinkai

Si Les Enfants du Temps est un film gris, c’est qu’il raconte l’histoire d’un monde – et ce monde est Tokyo – où la pluie, désormais, n’arrête plus de tomber. Depuis maintenant des mois, le cours du temps s’est détraqué au point que le soleil n’apparaisse plus, caché derrière des nuages immenses (ce sont des cumulonimbus) qui ne s’amenuisent pas et stagnent au-dessus de la ville. Et au point surtout que l’eau monte, petit à petit mais d’une manière inarrêtable, inondant les rues, les maisons, et dérangeant le passage des saisons. Le climat certes s’est déréglé ; en plus de pleuvoir toute l’année, il neige également en été ; et le film maintiendra sa course dans des jours sans soleil, dans une nuit sans lune devenue grise et permanente qui ne finit pas d’avancer. Au point que Les Enfants du Temps, comprenons-le, soit une vraie tragédie. Son gris n’est pas une faute de goût mais un gris de nécessité, qui dit que si le cours du temps à présent est cassé, il est finalement de grands risques que nous ne puissions le réparer. Le monde s’est mis à pleuvoir ; cette pluie nouvelle, il faudra l’accepter.

Shinkai, toutefois, ne nous parle pas ici en métaphore, et Les Enfants du Temps n’est pas un film écologiste. Sur la fameuse question du dérèglement climatique, le film, d’ailleurs, serait plutôt du genre sceptique. Sans doute, dit-il, peut-il y avoir de grands changements, mais ceux-ci certainement ne sont pas de notre fait, encore moins de notre ressort, et quelques-uns de nos ancêtres pourraient également nous parler des histoires des époques passées où des choses similaires avaient déjà pu se produire ; les océans, le ciel et les terres immergées partagent depuis toujours des relations qui nous échappent, ont des zones de frictions que nous ne pouvons pas intégrer, sinon dans des rapports qui ne peuvent qu’être spirituels et rester impensés. Une légende raconte même qu’en des situations pareilles, la seule solution qui existe pour rétablir l’équilibre des choses serait d’avoir recours à des prêtres du temps – des prêtres qui sont souvent des enfants, et partageraient avec les éléments de rapports fabuleux d’intimité qui leurs permettraient notamment un contrôle de la pluie. Du moins jusqu’au jour terrifiant où le temps se dégrade encore, approche un point de non-retour, et où ces enfants jusque-là élus doivent être rendus au monde dont ils pouvaient connaître les secrets les plus graves, afin d’être sacrifiés en échange d’un renvoi des choses à la normalité. Et si cet échange n’a pas lieu, on devine que le monde, en attendant la catastrophe, de plus en plus deviendra gris.

Mais Les Enfants du Temps, pour l’heure, se passe avant la catastrophe, et si son monde est gris il n’en reste pas moins qu’il demeure habitable pour les quelques enfants – une prêtresse du temps mais pas que – qui eux ont décidé de vivre malgré la pluie qui se propage. Leur problème, à vrai dire, n’est pas vraiment le changement de temps ; c’est davantage de se mouvoir dans un monde sans adultes, c’est-à-dire enlevé au regard d’une société de contrôle organisée par les adultes qui les empêche de travailler et de subsister seuls, quand bien même leurs parents ne sont plus là ou qu’ils ont choisi de les fuir. C’est, depuis Your Name (2016) du moins, la dialectique minimale de Shinkai : la lutte des enfants contre leurs parents est la seule vraie confrontation qui fait l’avancement du récit, lorsque, ces derniers devenus aveugles, amoindris par leurs habitudes ne sont plus capables de comprendre les urgences de leur temps ; urgences mises en lumière par l’arrivée d’une catastrophe que seuls les enfants voient et savent, et qui exige une présence nouvelle d’amitié, puisque le pire de cette société-là est également qu’elle ne voit pas, ou ne sait plus entendre, la tragédie qui vient en même temps que les drames qui se produisent déjà à la lumière de ses propres fenêtres. Si bien que quand le patron d’un bar d’escort girl en vient, tout balbutiant, à avouer à deux inspecteurs que non, vraiment, il ne se doutait pas « qu’elle n’était pas majeure », ces derniers après tout s’en moquent car ce qu’ils veulent à ce moment ce n’est pas une fille maltraitée, mais ce garçon, là-bas, que l’on distingue à peine sur la photo, et qui a l’air d’avoir une arme – c’est illégal – avec laquelle il se défend et empêche son amie de vendre son corps pour de l’argent. Or comme le premier misérable ne sait pas qui est ce garçon, les autres n’ont qu’à souffler un coup avant de s’en aller, déçus, vers ce ciel qui s’écroule, remettant leurs beaux parapluies pour se défendre de leur propre misère qui tombe et envahit le monde.

Ici, le problème des adultes (et il est bien connu) c’est qu’ils manquent tellement de souplesse qu’ils ne sont plus à même de pivoter, se retourner, qu’ils ont désappris à comprendre et à recevoir comme des faits tous les imprévus qu’ils rencontrent et n’avaient pas été pensés dans l’engagement (moral, professionnel) qu’ils ont passé pour la continuation de leur vieille société. Tandis que la force des enfants c’est qu’ils n’ont, eux, pris l’habitude de rien, qu’ils n’ont signé aucun accord, qu’ils construisent encore tout et ne cessent pas d’apprendre. C’est qu’ils ont pris conscience que le monde étant ébranlé, l’avenir devenant moins sûr, il leur faudrait quoiqu’ils en pensent accepter les changements du temps et prendre le parti de sa nouvelle mobilité ; et qu’il leur faudrait, pourquoi pas, devenir aussi rapide et fluide que de la pluie si c’est ça que le monde devenait. Et c’est là finalement la seule écologie possible dans le monde de Shinkai : non pas tant arrêter le temps qu’avancer dans sa roue, faire avec ce qu’il propose et parfois même le devancer ; non pas vouloir gagner du temps (c’est-à-dire rétropédaler) mais plutôt gagner sur le temps pour se servir de son élan. Les Enfants du temps, dès l’abord, est un film qui nous rappelle combien le cinéma a à voir avec la vitesse ; ses accélérations soudaines dans les gestes des personnages, ses séquences de « montage » qui font se propulser l’histoire et l’étonnante simplicité avec laquelle on s’y échappe de chez les flics ne sont pas des facilités, des oublis ou des négligences, mais le rythme d’un monde qui fonctionne et se déroule aussi vite qu’il le peut pour faire grandir un à un ses enfants.

Car plus encore que de permettre une progression inédite des espaces, une traversée aberrante du récit, la vitesse des Enfants du Temps est une vitesse de déplacement qui se propage dans le mouvement vital des personnages ; et « gagner sur le temps », ici, ce sera enfin décider de quitter son âge précédent au plus vite, non pas pour devenir adulte mais pour accumuler de l’expérience et prendre enfin sur soi ce que les adultes, de toute façon, ont depuis bien longtemps abandonné pour tous. De sorte que le film de Shinkai soit aussi : 1) l’histoire d’un jeune garçon qui accumule les « premières fois » (premier rendez-vous chez une fille, première déclaration d’amour) à la vitesse d’un monde qui gonfle, parce qu’il faut à son tour qu’il aime pour que d’autres plus vieux se rappellent à quel point ça pouvait compter que de la voir encore une fois, quand bien même le bon sens du monde part à vau-l’eau et qu’il faille, pour ce faire, risquer de tomber sur la Terre depuis le sommet des nuages ; 2) l’histoire d’une jeune fille qui, pour pouvoir faire des choix, prendre des responsabilités, choisit de mentir sur son âge et passer pour l’aînée du groupe, au point de prendre la décision de rendre son âme à la pluie afin de protéger les autres. Or ce qu’elle n’avait pas compris, c’est que le jeune garçon allait lui tellement vite qu’à peine serait-t-elle perdue là-haut qu’il réapparaîtrait déjà, remonté de la terre au ciel afin de venir la chercher. Puisque dans Les Enfants du Temps, au bout du compte, c’est quand on a les pieds sur terre seulement qu’on continue de grandir ; alors on peut dépasser l’âge de ceux qui s’étaient envolés ; on devient à son tour le plus grand de la bande et c’est à nous de courir pour les autres dans le but de les faire rester, ou leur dire enfin qu’on les aime, l’esprit rendu clair et tranquille (un peu comme l’écrivait Bataille) comme de l’eau dans l’eau de la pluie.