Le temps du récit
Sur Les Enfants du Temps (2020) de Makoto Shinkai
Depuis Your Name (2016) Makoto Shinkai semble plier le dispositif simple de ses débuts à des formes fictionnelles plus conventionnelles. Pour le meilleur et pour le pire, seuls les sentiments qui habitaient les personnages portaient auparavant le récit. L’instant présent passait au second plan face à l’émotion dégagée par les souvenirs, et ne restait plus qu’une mélancolie si forte qu’elle empêchait toute complexité d’advenir. L’évanescence des individus transparaissait jusque dans une image qui ne les laissait pas exprimer leur singularité. Difficile de se remémorer un visage dans Cinq centimètres par seconde (2007), un geste dans The Voices of a Distant Star (2002) ou un caractère particulier dans La Tour au-delà des nuages (2004). Seuls restent les paysages détaillés aux nombreux reflets brillants, conjugués à une succession de monologues naïfs sur l’existence.
Si l’on est sensible au déploiement de ces sentiments en surface, regretter le virage du cinéma de Shinkai dans les années 2010, qui privilégie désormais les multiples péripéties à l’émotion pure, est compréhensible. La vitalité de ses travaux tardifs tient pourtant du lien plus ferme entre les caractères individuels à fleur de peau et le monde environnant. Dans Les Enfants du temps (2019), son dernier film en date, l’univers ne se rétracte pas sur quelques personnages. Les alentours sont dépeints de façon tangible et, s’ils empêchent souvent de grandes ambitions de se réaliser, ils restent la condition primordiale pour vivre une pleine existence. Quand les protagonistes accumulent les expériences possibles, comme lorsqu’ils s’organisent pour rendre service à leurs concitoyens, leurs actes ont toujours une répercussion plus vaste qu’ils ne le pensaient. Sans être altruiste, l’indépendance de leurs actions, détachées d’impératifs corporatistes, les places à une hauteur équivalente à ceux qu’ils aident. Contrairement à Cinq centimètres par seconde, où même le présent semblait mort, celui des Enfants du temps vit par la somme des évènements personnels qu’il accueille. La sensibilité n’est plus la cause d’un repli sur soi, mais de l’ouverture à autrui.
Si le monde apparaît comme un terrain à parcourir en profondeur, cela ne signifie pas pour autant qu’il abandonne toute caractérisation de surface. Dans les anime et manga populaires, les personnages sont avant tout définis par ce qu’ils sont avant de l’être par ce qu’ils font. Les traits de caractère sont posés et ne changent pas, car ils rendent les individus immédiatement sympathiques. Un défaut ? Au contraire ! Le frère cadet de l’héroïne, par exemple. Rapidement, son charme et sa nonchalance sont identifiés, mais les scènes vont accumuler tant de variations autour de cette simple caractéristique qu’il devient difficile de n’y voir que le processus de typage. Cela se ressent jusque dans l’animation : lors d’un court passage de karaoké, ce dernier se détachera de ses aînés en accompagnant son chant d’une petite danse, à l’inverse des deux adolescents plus calmes. Penser les gestes dans leurs particularités était inenvisageable quand ils étaient effectués par des êtres habités uniquement par une tristesse communiquée verbalement. En quelques traits et passages clés, le réalisateur sort ses personnages de leur statisme et leur laisse enfin toute latitude pour agir à leur aise.
Ce changement de paradigme radical chez Shinkai le fait passer de la soustraction à l’addition. Si de nombreux passages laissent place à la beauté des décors en tant que tels, l’action qui les occupe rompt définitivement l’impression d’assister à une succession de cartes postales. Le récit file droit et accumule des trajectoires qui, normalement, demanderaient plusieurs vies pour toutes se réaliser. À l’inverse de ses premiers films, il vaut désormais mieux de courir sans se soucier du moment où l’instant se mutera en un souvenir évanescent.