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Auteur/autrice : Simon Eyhus
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Annecy 2021, ani soit qui mal y pense
La Traversée (Florence Mialhe, 2021) Parce qu’ils sont temporellement limités ou minutieusement calibrés, les films composant la sélection du festival d’animation d’Annecy 2021 font unités par leur efficacité. Cette efficacité est entendue ici selon deux axes : scénaristique d’abord, plus distinctement remarquable dans les longs-métrages, mais également stylistique, dans une alternance entre simplicité et complexité technique, dans laquelle les courts brillent particulièrement.
Plutôt de la deuxième catégorie, shapes.colours.people. and floatingdown (Peter Millard, 2021) n’est rien que la collection de formes colorées et de visages ahuris annoncée par son titre. Aucune tromperie sur la marchandise, mais, face à cette cacophonie de couleurs et de bruits, toute réaction de rejet est aisément compréhensible. Dans cette fête à l’éclairage géométrique et au swing atonal, les gribouilles existent sans manière ni élégance, ôtées de toute justifications intellectuelles ou réellement spectaculaires. Un plaisir subsiste, mais il est semblable à la joie provoquée par les explosions tachetées de Dots (1940) de Norman McLaren, chacune accompagnée de bruits similaires aux notes d’une partition électroacoustique. Millard est néanmoins plus punk que minimal, et les couches de peinture en pâté disposées sur ces visages simplistes déploient une énergie brutale, quoique naïve, sans s’étendre au-delà du supportable (car les blagues les plus courtes sont aussi les meilleures).
Bien différent, Le Village abandonné (Mariam Kapanadze) s’avère pareillement radical dans son économie de moyen. Malgré son maigre quart d’heure, le minimalisme de ce tableau d’un lieu fantôme envahi d’herbes folles transforme chaque minute en une éternité. Non pas qu’il ne se passe rien, mais le spectacle se limite à observer les saisons défiler, les éclaircies dessinant de délicats effets d’ombres sur le paysage. De la nuit au jour, de la pluie torrentielle au soleil automnal, les alentours évoluent avec une rapidité insoupçonnée compte tenu de la lenteur du rythme. Outre sa curieuse gestion du temps – vaste et concis, court et interminable –, une vie s’esquisse discrètement à l’image et au son sans être développée, comme une toile dans un musée dénuée de plaque explicative. Aucune remise en contexte n’explicite l’apparition d’un brouhaha lointain, et rien n’éclaircit l’identité de cette personne aperçue le soir à sa fenêtre. Là où Millard trouve sa force dans la concentration de ses effets, Kapanadze les limite pour mieux valoriser la contemplation de son monde mystérieux.
Dans une veine territoriale similaire, le plus singulier des longs-métrages projetés Archipel (Félix Duffour-Laperrière, 2021) explore les îles québécoises en plusieurs strates aux formes variées, chaque fragment étant réalisé au sein d’ateliers aux équipes différentes. L’assemblage pourrait s’assimiler à un cadavre exquis façon « créature de Frankenstein », mais la parole poétique des deux personnages aux accents durasiens (le « tu n’existes pas » émanant d’une voix rappelle le « tu n’as rien vu » d’Hiroshima mon amour, Alain Resnais, 1959) structure l’exercice de style. L’éventail des techniques – tantôt figuratives ou abstraites, parfois mêlées d’archives en prise de vues réelles – est large, mais pas assez vaste pour empêcher les répétitions. La prose éloigne l’animation d’une fonction illustrative, mais elle obscurcit la compréhension de l’histoire du pays, un refus de didactisme engendrant un léger sentiment d’hermétisme. Heureusement, des moments de beauté émergent de ces reprises lyriques, notamment dans la présence d’ombres colorées, silhouettes de diverses époques coexistant sur un même territoire. Si une plus grande facilité à saisir où le texte nous mène aurait sans doute rendu l’expérience moins obscure, elle pourrait tout autant atténuer l’impression d’un temps suspendu et conjugué fragment par fragment.
Tandis que le plaisir des œuvres précédentes résidaient surtout dans leur visuel, Écorce (Samuel Patthey, Sylvain Monney) établit un lien ferme entre ses partis-pris graphiques et sa narration documentant la découverte d’un lieu. À la manière d’un carnet alimenté petit à petit, le film dépeint l’ambiance d’une maison de retraite par une accumulation de croquis. Quelques minutes passent, les dessins un peu ternes commencent à être moins avares en détails, en couleurs et en mouvements, plus à même de montrer à l’image des sentiments laissés par l’environnement. L’arrivée d’une ombre ajoute une nouvelle velléité émotionnelle à ce portrait, dont la symbolique allégorique ne s’explique qu’à la fin. Sans s’opposer à un travail attentif d’observation, cette poésie naïve affirme une sensibilité personnelle à ce qui pourrait n’être que la mise en scène d’un « fait de société ». L’étude reste touchante, mais ne perd pas de sa force d’abstraction.
En contraste, les longs-métrages d’animation ont une forme bien plus balisée afin de ne pas desservir leur sujet, sans doute une prérogative à la recherche de financement. Le documentaire Flee (Jonas Poher Rassmussen) privilégie malheureusement l’efficacité de son storytelling à sa réalisation, purement fonctionnelle (notamment pour maintenir l’anonymat de l’interviewé). L’animation du trajet d’un immigrant afghan est réduite à peau de chagrin, et seules quelques petites séquences monochromes et dépouillées sont d’une relative fluidité. Il ne s’agit pas de condamner unilatéralement la démarche par manque d’esthétisme, le parcours reste personnel et il ne manque pas de détails, mais de remarquer qu’elle limite l’animation à n’être qu’un moyen de diffuser une parole, en d’autres termes à une visée journalistique un brin fictionnalisée. Plus naïf et n’échappant pas à une construction scénaristique verrouillée, La Traversée (Florence Miahle) s’éloigne un peu d’une supposée restitution du réel. Sans la contrainte du documentaire, la migration ici a des allures de roman jeunesse (une littérature dont la coscénariste et écrivaine Marie Desplechin est coutumière) avec ses rencontres, ses embûches et ses antagonistes à la méchanceté soulignée. C’est néanmoins dans l’usage de la peinture que le plaisir advient véritablement. La thématique sociale n’empêche pas une retranscription précise des gestes ou des transitions fluides entre plusieurs lieux. Rien d’essentiel, sinon de doter le conte d’une identité. Pris ensemble, ces deux films se ressemblent énormément, mais n’y voir que leurs similitudes serait réducteur : Flee marque par son histoire, tandis que La Traversée le fait par sa technique.
Reste tout de même que les fondations des longs sont un peu trop limitées à quelques récits types. Si la fournée 2021 d’Annecy est résolument réussie, l’empreinte graphique de ses programmes courts laisse espérer de futurs longs-métrages aussi radicalement protéiformes.
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Annecy 2020, observations
Kill it and Leave the Town (Mariusz Wilczynski, 2020) 1.
Une des qualités majeures de l’animation par rapport à la prise de vue réelle est sa capacité de capter l’attention en un instant par les transformations successives d’une forme en mutation constante, et ce peu importe qu’elle soit abstraite ou concrète. L’attrait de ces techniques est connu du temps où l’appellation « dessins animés » n’existait pas encore, en témoignent les Fantasmagories d’Emil Cohl (1908) où les personnages changent plusieurs fois d’apparence, deviennent plus ou moins gros ou se métamorphosent en objets quotidiens, puis reviennent avec aisance à leur forme originelle une fois les derniers mètres de pellicule atteints. Source de nombreux films narratifs et expérimentaux, la mise en action de ce procédé transformiste se révèle toujours aussi populaire et féconde de nos jours, en témoignent Genius Loci (Adrien Merigeau) et Any Instant Whatever (Michelle Brand), deux courts métrages sélectionnés à Annecy (compétition officielle pour l’un, film étudiant pour l’autre), où les formes exposées valent pour l’énergie qu’elles dégagent.
La vision du film de Merigeau ne rend d’abord pas le lâcher-prise évident, chaque transformation possède une signification précise, car accordée aux pensées d’une ado désabusée en déambulation. Chaque environnement se transforme selon les sentiments de l’héroïne, ils deviennent des signes à la symbolique lourde de sens. Ce manque de légèreté marque peut-être la limite du film – moins grave toutefois que l’écriture très appliquée des dialogues, interprétés avec trop de zèle par les comédiens vocaux. Le voyage pourrait être pénible, mais l’identité graphique amène moins à chercher la signification de telle ou telle chose, mais à se laisser emporter par un flux. Les architectures, construites en un empilement de taches de peintures à l’eau, respectent en leur essence même une esthétique de la circulation liquide. Par des touches de couleurs simples et en mouvement se créent des tableaux vivants et détaillés, sans soucis de vraisemblance géographique. Le film trouve sa cohérence dans l’accord entre ces décisions artistiques fortes et l’espace mental de l’héroïne, changeant et chargé d’une émotion vive.
Brand travaille aussi un environnement comme affect plastique sur son personnage, mais va plus loin en dépouillant son récit d’un scénario compréhensible. Seule la présence d’un homme dans une pièce, qui mute autant que ses alentours, vient apporter une logique à l’évolution chronologique du film, à laquelle s’ajoute la chute d’une chaise répétée en montage alternée. Une fois l’individu disparu du décor et la chaise arrivée sur le sol, alors le film peut se terminer. À ce titre, il rappelle la création d’un autre (ex -) étudiant, 00:08 (Yutaro Kubo, 2014). Au début du film de Kubo, le mouvement d’un personnage buvant dans une tasse de café se répète en boucle. Puis, des créatures à l’écran viennent petit à petit se placer dans l’intervalle de son geste. Les huit secondes qui lui suffisaient pour boire sa tasse se transforment, en une poignée de minutes. Le plaisir d’utiliser une pluralité de formes et de techniques, vraisemblablement influencées par l’histoire de la peinture, se retrouve de manière similaire chez Brand. Dans les deux cas, la beauté visuelle passe par des contrariétés qui empêchent les personnages d’achever une action, puisque leur achèvement coïncide avec l’achèvement du métrage.
Il ne s’agit bien entendu pas de sadisme formel, mais simplement de plier les mondes décrits à une musique graphique. Contrairement à Genius Loci, Any Instant Whatever n’est pas dans la sursignification – même si les deux films ont pour qualité d’accorder une harmonie chromatique à l’imagination supposée de leur protagoniste, proche du flux d’abstraction. « Avant tout, j’aime simplement convertir mes pensées en mouvements, images et sons » avoue Brand sur son site internet.
2.
À juger des films diffusés à Annecy, il est évident que Valse avec Bashir (Ari Folman, 2008) et Persepolis (Marjane Satrapi, 2007) ont établi le canon d’une animation digne de compétitions internationales. Le docu-fiction ou la reconstitution sont les formes les plus prisées et possèdent tous une figure principale garante de vérité. Qu’il s’agisse de romancer les témoignages de survivants (True North, Eiji Han Shimizu), de mettre le spectateur à distance avec le réel par le dessin (Zero Impunity, Nicolas Blies et Stephane Hueber-Blies) ou d’illustrer des souvenirs d’enfance (My Favorite War, Ilze Burkovska-Jacbsen), la voix narrative s’établit comme noyau central au récit. Même True North, le plus évidemment romancé de sa catégorie commence par une conférence TED d’un rescapé de camp de travail nord-coréen. « Il ne s’agit pas d’une leçon d’histoire », nous dit-on, « mais de raconter ce que j’ai vécu », un appel à la sincérité suspect sitôt pris en compte l’accumulation de situations clichées ou la construction scénaristique orchestrée autour d’un twist surprenant.
Les problèmes de True North sont, globalement, ceux de tous ces récits : le sujet prime sur l’objet filmique. Difficile de ne pas être en accord avec le message anti-dictatorial, mais toute expérience concrète et précise est délaissée au profit d’un scénario si calibré que personne ne finit par exister. Refuser une approche didactique est une chose, mais une remise en contexte aiguë et appliquée aurait d’autant plus servi le parcours aussi bien des personnages fictifs que des personnes réelles. La veine journalistique de Zero Impunity est d’emblée plus intéressante, mais l’accumulation de faits sordides autour des crimes de guerre rapproche le film du tract illustré. Reste My Favorite War, plus convainquant par la description sensible des influences de la propagande d’état sur l’imaginaire d’une enfant, quoique limité par des choix formels. L’alternance entre des techniques d’animation informatisées – peu de mouvement des corps, les hommes bougent comme si leurs articulations étaient composées d’épingles à nourrice – et une prise de vues réelle sous forme d’un journal intime donne moins l’impression de lier le passé et le présent, mais de sauter entre deux histoires différentes.
Le plus réussi des films biographiques de la sélection est sans doute celui qui ne s’affiche pas explicitement comme tel. Kill it and leave this town (Mariusz Wilczynski) se veut volontairement opaque: différentes saynètes s’enchaînent dans un même décor noirâtre, des personnages partent puis reviennent sans crier gare, la déprime s’impose et se poursuit dans les morceaux punks lancinants de la bande-son. Plutôt que d’éclaircir le sens de chaque situation, le film privilégie un regard d’ensemble, un petit village duquel se dégagent des impressions graphiques monstrueuses. L’apparence brouillonne (les plans sont composés de feuilles de papier visiblement empilées les unes sur les autres) couplée à la construction en une succession de souvenirs émergents assimilent le film à un carnet de pensées consignées à toute vitesse par peur d’être oubliées. Le biographique revient, ici, à lier le vécu du réalisateur, comme le soulignent les multiples commentaires disponibles sur le film, à un imaginaire intime. Pour le meilleur et pour le pire, Kill it and leave this town est le seul long du festival dont on sort comme d’une nouvelle rencontre.
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Le temps du récit
Sur Les Enfants du Temps (2020) de Makoto Shinkai
Depuis Your Name (2016) Makoto Shinkai semble plier le dispositif simple de ses débuts à des formes fictionnelles plus conventionnelles. Pour le meilleur et pour le pire, seuls les sentiments qui habitaient les personnages portaient auparavant le récit. L’instant présent passait au second plan face à l’émotion dégagée par les souvenirs, et ne restait plus qu’une mélancolie si forte qu’elle empêchait toute complexité d’advenir. L’évanescence des individus transparaissait jusque dans une image qui ne les laissait pas exprimer leur singularité. Difficile de se remémorer un visage dans Cinq centimètres par seconde (2007), un geste dans The Voices of a Distant Star (2002) ou un caractère particulier dans La Tour au-delà des nuages (2004). Seuls restent les paysages détaillés aux nombreux reflets brillants, conjugués à une succession de monologues naïfs sur l’existence.
Si l’on est sensible au déploiement de ces sentiments en surface, regretter le virage du cinéma de Shinkai dans les années 2010, qui privilégie désormais les multiples péripéties à l’émotion pure, est compréhensible. La vitalité de ses travaux tardifs tient pourtant du lien plus ferme entre les caractères individuels à fleur de peau et le monde environnant. Dans Les Enfants du temps (2019), son dernier film en date, l’univers ne se rétracte pas sur quelques personnages. Les alentours sont dépeints de façon tangible et, s’ils empêchent souvent de grandes ambitions de se réaliser, ils restent la condition primordiale pour vivre une pleine existence. Quand les protagonistes accumulent les expériences possibles, comme lorsqu’ils s’organisent pour rendre service à leurs concitoyens, leurs actes ont toujours une répercussion plus vaste qu’ils ne le pensaient. Sans être altruiste, l’indépendance de leurs actions, détachées d’impératifs corporatistes, les places à une hauteur équivalente à ceux qu’ils aident. Contrairement à Cinq centimètres par seconde, où même le présent semblait mort, celui des Enfants du temps vit par la somme des évènements personnels qu’il accueille. La sensibilité n’est plus la cause d’un repli sur soi, mais de l’ouverture à autrui.
Si le monde apparaît comme un terrain à parcourir en profondeur, cela ne signifie pas pour autant qu’il abandonne toute caractérisation de surface. Dans les anime et manga populaires, les personnages sont avant tout définis par ce qu’ils sont avant de l’être par ce qu’ils font. Les traits de caractère sont posés et ne changent pas, car ils rendent les individus immédiatement sympathiques. Un défaut ? Au contraire ! Le frère cadet de l’héroïne, par exemple. Rapidement, son charme et sa nonchalance sont identifiés, mais les scènes vont accumuler tant de variations autour de cette simple caractéristique qu’il devient difficile de n’y voir que le processus de typage. Cela se ressent jusque dans l’animation : lors d’un court passage de karaoké, ce dernier se détachera de ses aînés en accompagnant son chant d’une petite danse, à l’inverse des deux adolescents plus calmes. Penser les gestes dans leurs particularités était inenvisageable quand ils étaient effectués par des êtres habités uniquement par une tristesse communiquée verbalement. En quelques traits et passages clés, le réalisateur sort ses personnages de leur statisme et leur laisse enfin toute latitude pour agir à leur aise.
Ce changement de paradigme radical chez Shinkai le fait passer de la soustraction à l’addition. Si de nombreux passages laissent place à la beauté des décors en tant que tels, l’action qui les occupe rompt définitivement l’impression d’assister à une succession de cartes postales. Le récit file droit et accumule des trajectoires qui, normalement, demanderaient plusieurs vies pour toutes se réaliser. À l’inverse de ses premiers films, il vaut désormais mieux de courir sans se soucier du moment où l’instant se mutera en un souvenir évanescent.
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Réanimer les souvenirs : l’univers photographique de Natsu no Sora
Sur Mahôtsukai no Taisetsu na koto : Natsu no Sora (2008) d’Osamu Kobayashi
À chaque ouverture de l’anime Paradise Kiss (2005) se produit un étrange phénomène. Une photographie, tout ce qu’il y a de plus banale, se voit être occupée, petit à petit, par des personnages bidimensionnels aux traits sales. Le parasitage se réitère au fur et à mesure d’une succession de clichés où les êtres en deux dimensions narguent une image privée de mouvement. Puis la série semble se dire que « ça suffit ! » et bascule totalement dans un monde de dessins animés, où les corps cartoonesques disparaissent aux profits des véritables protagonistes aux proportions plus humaines.
S’il est fréquent que l’animation japonaise base ses décors sur des lieux réels, parfois retracés jusqu’au moindre détail, voir une telle opposition entre une réalité figée et un mouvement dessiné l’est moins. Ce monde hybride n’est qu’entraperçu dans Paradise Kiss, mais le réalisateur Osamu Kobayashi semble s’y être suffisamment attaché pour qu’il se questionne sur les possibilités d’un tel procédé à plus grande échelle. Sa série suivante, Natsu no Sora (2008), décrit ainsi un univers où les personnages s’inscrivent pleinement dans des clichés photographiques. Ce choix pourrait annoncer une animation à la facture fainéante, mais sa précédente série Paradise Kiss laisse à penser que des raisons plus profondes expliquent la radicalité de ce jeu de contraste. Il s’accorde même à la thématique de la série : la magie.
Car Natsu no Sora narre l’entrée de son héroïne, la Sora du titre, dans une académie de magiciens. Outre les multiples évaluations et travaux pratiques, les élèves sont aussi évalués en résolvant les soucis de diverses personnes. Ces prémices disent déjà énormément de la trivialité des sorciers dans la série : ils ne sont pas des êtres spéciaux, isolés de la communauté. Ils règlent, au contraire, des problèmes particuliers, parfois importants et souvent intimes. À l’image, les êtres magiques sont au même niveau que n’importe quel autre habitant, ils ont seulement un peu plus de maîtrise sur leur environnement. Ils semblent, par ailleurs, avoir assimilé la préciosité de leur pouvoir, qu’ils n’utilisent pas dans un but égoïste. Cela s’explique bien sûr par la structure scolaire qui encadre leur apprentissage, mais aussi parce qu’ils utilisent des sortilèges pour se rapprocher des autres, les découvrir et dialoguer avec eux. Sans surprise, les jeunes adolescents expriment majoritairement leurs sentiments à l’aide de leurs sortilèges, comme lorsque des amoureux font tomber de la neige en été alors qu’ils se déclarent leur flamme ou lorsque l’un d’eux offre à sa camarade une fleur qu’il vient de faire apparaître.
Décrite de cette manière, la série ressemblerait presque aux aventures des facétieuses petites magiciennes du dessin animé pour enfant Magical Doremi (1999), où la magie, les sentiments et la compréhension des autres sont des moyens pour les personnages de s’intégrer à une communauté. Seulement, l’ambiance décrite dans Natsu no Sora ne s’accorde que trop peu au rythme survolté des programmes matinaux. Il s’agit plutôt d’une douce émotion, que l’on remarque particulièrement si l’on prête attention au son. La façon dont la musique entendue par les personnages se mêle aux bruits extérieurs ou la manière dont leurs voix restent généralement basses donne l’impression que ces êtres sont sous l’emprise d’un spleen généralisé.
La parole est aussi ce qui permet au personnage d’exister malgré la photographie. Certaines séquences vont parfois se focaliser simplement sur des objets en prise de vues réelles — comme le verre et les assiettes d’un restaurant ou une suite de gratte-ciel —, sans aucun procédé d’animation. Pourtant, le personnage continue à habiter le plan par sa voix. Si le son permet d’affirmer une présence humaine dans la diégèse du récit, il est aussi le relai de la vague mélancolie qui traverse la série. L’effet est parfois amplifié par les compositions musicales d’une sympathique chanteuse de folk, puisque chacune d’entre elles enclenche un montage sous forme de diaporama, où les décors photographiques se règlent au rythme et à la tonalité d’une douce mélodie.
Si les étudiants sont relativement innocents, presque exagérément au regard de leur âge, ils restent néanmoins des adolescents comme les autres, tout autant affectés par des impératifs sociaux. Le jeune homme le moins heureux est celui qui subit le plus frontalement la pression de la réussite scolaire, perpétuée au sein d’un système au premier abord bienveillant. Heureusement, personne n’est jamais abattu par leur tristesse. L’œuvre montre plutôt comment le vécu d’individus teinte la vie alentour d’une couleur différente, et ce jusque dans sa forme. De nombreux plans donnent l’impression que les clichés n’ont pas été immédiatement pensés pour accueillir le vivant, qu’ils se concentrent uniquement sur les paysages. Pourtant, la présence de personnages va revitaliser des environnements figés en évoluant, interagissant et grandissant dans des lieux qui paraissaient pourtant inertes 1. La dichotomie entre l’inerte et le mouvement vient inscrire dans l’image la dualité d’un temps qui semble aussi bien éternel qu’évanescent, de la même façon que l’âge adolescent catalyse de nombreux affects tout en étant paradoxalement bref.
Cette sensation est amplifiée par l’importance des souvenirs dans la série. Si la magie ne permet pas de contrôler les souvenirs qui existent déjà, elle peut au moins les raviver ou en construire de nouveaux. Cela s’observe lorsqu’un des magiciens se confronte aux exigences d’une femme qui cherche à identifier un goût qu’elle a expérimenté par le passé, mais qu’elle ne saurait déterminer précisément. Après une courte réflexion, l’adolescent exécute sa demande et fait apparaître un verre de lait que la femme s’empresse de boire. Si elle semble étonnée, voire énervée, par l’amertume du breuvage, elle réalise vite que l’élève a visé dans le mille : la saveur qui était enfouie aux confins de sa mémoire était celle du lait maternel. Si la scène n’a rien de spectaculaire — aucun flash-back ne vient illustrer une époque qui ressurgit, seule la réaction présente compte —, des effets de lumière, qui apparaissent avant la matérialisation du liquide, rappellent que ranimer concrètement un souvenir ne s’effectue qu’à travers de puissantes forces surnaturelles, même lorsqu’il ne concerne qu’un verre de lait.
Les sortilèges déployés par Sora et ses amis rappellent certaines scènes du manga Yokohama Kaidaishi Kikô (Hitoshi Ashinano, 1994-2006), dans lequel un jeune androïde, dont l’apparence est celle d’une jeune fille, utilise un appareil photographique pour se projeter, comme dans une réalité virtuelle, dans les vestiges d’un temps qui n’existe plus. Si la série est hantée des décombres d’un monde disparu du fait de son contexte post-apocalyptique, l’image enregistrée permet à l’héroïne de contempler un instant son image, avant de retourner à ses affaires présentes. Dans Natsu no Sora, le souvenir ne passe plus simplement via l’appareil technologique, il réapparaît temporairement via une incantation magique. Cela s’illustre lorsqu’un des camarades utilise ses pouvoirs pour retrouver Sora, portée disparue depuis quelques heures. La jeune fille se matérialise sous une apparence spectrale, dont les flottements dans les airs mènent l’étudiant paniqué vers l’adolescente égarée.
Cette place laissée aux souvenirs s’incarne à la fois dans la fiction, mais aussi en dehors de la diégèse, grâce à l’aspect composite de l’image. Dans l’anime de Kobayashi, les personnages n’ont pas conscience du monde paradoxal dans lequel ils existent, puisqu’il appartient à un régime d’image (la prise de vue réelle) différent du leur (l’animation). Seul le spectateur connaît cette différence de nature et, dès lors, est placé dans une position paradoxale. Si les cadres rapprochés lui permettent de lire clairement l’émotion qui traverse le visage des personnages, d’autres angles de vue vont plutôt s’attarder sur les constructions alentour, où vont se détacher des héros pour suggérer une vie qui dépasse ce que narre la fiction. La position du spectateur est, finalement, comparable à celle de l’androïde de Yokohama Kaidaishi Kikô si elle ne pouvait plus se projeter dans un paysage et qu’elle se contentait d’observer une vie s’y matérialiser comme par magie. La série semble ainsi reposer sur une belle idée : rappeler au spectateur que tout lieu possède une histoire, pas nécessairement une grande Histoire, mais au moins l’histoire sensible de différents individus.
Peut-être est-ce parce que sa magie agit comme un révélateur que Sora semble consciente que des fantômes peuplent son monde. Dans le premier épisode, lorsqu’elle veut prévenir son père mort de son entrée dans l’académie, elle se rend jusqu’à un grand arbre et commence à lui parler. Rien ne prouve qu’il l’entend, ou même qu’il existe vraiment un au-delà, mais cela importe peu pour Sora. Pour elle, il ne s’agit pas uniquement d’un grand arbre : c’est aussi le réceptacle de divers souvenirs qu’elle associe à sa famille. Ses sentiments se matérialisent sous la forme de cet arbre qui, comme une photographie, abrite en son sein diverses vies antérieures.
↑1 Légère exception pour quelques nuages, qui jouent les rebelles et défilent de temps à autre en arrière-plan.