Annecy 2020, observations

Kill it and Leave the Town (Mariusz Wilczynski, 2020)

1.

Une des qualités majeures de l’animation par rapport à la prise de vue réelle est sa capacité de capter l’attention en un instant par les transformations successives d’une forme en mutation constante, et ce peu importe qu’elle soit abstraite ou concrète. L’attrait de ces techniques est connu du temps où l’appellation « dessins animés » n’existait pas encore, en témoignent les Fantasmagories d’Emil Cohl (1908) où les personnages changent plusieurs fois d’apparence, deviennent plus ou moins gros ou se métamorphosent en objets quotidiens, puis reviennent avec aisance à leur forme originelle une fois les derniers mètres de pellicule atteints. Source de nombreux films narratifs et expérimentaux, la mise en action de ce procédé transformiste se révèle toujours aussi populaire et féconde de nos jours, en témoignent Genius Loci (Adrien Merigeau) et Any Instant Whatever (Michelle Brand), deux courts métrages sélectionnés à Annecy (compétition officielle pour l’un, film étudiant pour l’autre), où les formes exposées valent pour l’énergie qu’elles dégagent.

La vision du film de Merigeau ne rend d’abord pas le lâcher-prise évident, chaque transformation possède une signification précise, car accordée aux pensées d’une ado désabusée en déambulation. Chaque environnement se transforme selon les sentiments de l’héroïne, ils deviennent des signes à la symbolique lourde de sens. Ce manque de légèreté marque peut-être la limite du film – moins grave toutefois que l’écriture très appliquée des dialogues, interprétés avec trop de zèle par les comédiens vocaux. Le voyage pourrait être pénible, mais l’identité graphique amène moins à chercher la signification de telle ou telle chose, mais à se laisser emporter par un flux. Les architectures, construites en un empilement de taches de peintures à l’eau, respectent en leur essence même une esthétique de la circulation liquide. Par des touches de couleurs simples et en mouvement se créent des tableaux vivants et détaillés, sans soucis de vraisemblance géographique. Le film trouve sa cohérence dans l’accord entre ces décisions artistiques fortes et l’espace mental de l’héroïne, changeant et chargé d’une émotion vive.

Brand travaille aussi un environnement comme affect plastique sur son personnage, mais va plus loin en dépouillant son récit d’un scénario compréhensible. Seule la présence d’un homme dans une pièce, qui mute autant que ses alentours, vient apporter une logique à l’évolution chronologique du film, à laquelle s’ajoute la chute d’une chaise répétée en montage alternée. Une fois l’individu disparu du décor et la chaise arrivée sur le sol, alors le film peut se terminer. À ce titre, il rappelle la création d’un autre (ex -) étudiant, 00:08 (Yutaro Kubo, 2014). Au début du film de Kubo, le mouvement d’un personnage buvant dans une tasse de café se répète en boucle. Puis, des créatures à l’écran viennent petit à petit se placer dans l’intervalle de son geste. Les huit secondes qui lui suffisaient pour boire sa tasse se transforment, en une poignée de minutes. Le plaisir d’utiliser une pluralité de formes et de techniques, vraisemblablement influencées par l’histoire de la peinture, se retrouve de manière similaire chez Brand. Dans les deux cas, la beauté visuelle passe par des contrariétés qui empêchent les personnages d’achever une action, puisque leur achèvement coïncide avec l’achèvement du métrage.

Il ne s’agit bien entendu pas de sadisme formel, mais simplement de plier les mondes décrits à une musique graphique. Contrairement à Genius Loci, Any Instant Whatever n’est pas dans la sursignification – même si les deux films ont pour qualité d’accorder une harmonie chromatique à l’imagination supposée de leur protagoniste, proche du flux d’abstraction. « Avant tout, j’aime simplement convertir mes pensées en mouvements, images et sons » avoue Brand sur son site internet.

2.

À juger des films diffusés à Annecy, il est évident que Valse avec Bashir (Ari Folman, 2008) et Persepolis (Marjane Satrapi, 2007) ont établi le canon d’une animation digne de compétitions internationales. Le docu-fiction ou la reconstitution sont les formes les plus prisées et possèdent tous une figure principale garante de vérité. Qu’il s’agisse de romancer les témoignages de survivants (True North, Eiji Han Shimizu), de mettre le spectateur à distance avec le réel par le dessin (Zero Impunity, Nicolas Blies et Stephane Hueber-Blies) ou d’illustrer des souvenirs d’enfance (My Favorite War, Ilze Burkovska-Jacbsen), la voix narrative s’établit comme noyau central au récit. Même True North, le plus évidemment romancé de sa catégorie commence par une conférence TED d’un rescapé de camp de travail nord-coréen. « Il ne s’agit pas d’une leçon d’histoire », nous dit-on, « mais de raconter ce que j’ai vécu », un appel à la sincérité suspect sitôt pris en compte l’accumulation de situations clichées ou la construction scénaristique orchestrée autour d’un twist surprenant. 

Les problèmes de True North sont, globalement, ceux de tous ces récits : le sujet prime sur l’objet filmique. Difficile de ne pas être en accord avec le message anti-dictatorial, mais toute expérience concrète et précise est délaissée au profit d’un scénario si calibré que personne ne finit par exister. Refuser une approche didactique est une chose, mais une remise en contexte aiguë et appliquée aurait d’autant plus servi le parcours aussi bien des personnages fictifs que des personnes réelles. La veine journalistique de Zero Impunity est d’emblée plus intéressante, mais l’accumulation de faits sordides autour des crimes de guerre rapproche le film du tract illustré. Reste My Favorite War, plus convainquant par la description sensible des influences de la propagande d’état sur l’imaginaire d’une enfant, quoique limité par des choix formels. L’alternance entre des techniques d’animation informatisées – peu de mouvement des corps, les hommes bougent comme si leurs articulations étaient composées d’épingles à nourrice – et une prise de vues réelle sous forme d’un journal intime donne moins l’impression de lier le passé et le présent, mais de sauter entre deux histoires différentes. 

Le plus réussi des films biographiques de la sélection est sans doute celui qui ne s’affiche pas explicitement comme tel. Kill it and leave this town (Mariusz Wilczynski) se veut volontairement opaque: différentes saynètes s’enchaînent dans un même décor noirâtre, des personnages partent puis reviennent sans crier gare, la déprime s’impose et se poursuit dans les morceaux punks lancinants de la bande-son. Plutôt que d’éclaircir le sens de chaque situation, le film privilégie un regard d’ensemble, un petit village duquel se dégagent des impressions graphiques monstrueuses. L’apparence brouillonne (les plans sont composés de feuilles de papier visiblement empilées les unes sur les autres) couplée à la construction en une succession de souvenirs émergents assimilent le film à un carnet de pensées consignées à toute vitesse par peur d’être oubliées. Le biographique revient, ici, à lier le vécu du réalisateur, comme le soulignent les multiples commentaires disponibles sur le film, à un imaginaire intime. Pour le meilleur et pour le pire, Kill it and leave this town est le seul long du festival dont on sort comme d’une nouvelle rencontre.