Réanimer les souvenirs : l’univers photographique de Natsu no Sora

Sur Mahôtsukai no Taisetsu na koto : Natsu no Sora (2008) d’Osamu Kobayashi

À chaque ouverture de l’anime Paradise Kiss (2005) se produit un étrange phénomène. Une photographie, tout ce qu’il y a de plus banale, se voit être occupée, petit à petit, par des personnages bidimensionnels aux traits sales. Le parasitage se réitère au fur et à mesure d’une succession de clichés où les êtres en deux dimensions narguent une image privée de mouvement. Puis la série semble se dire que « ça suffit ! » et bascule totalement dans un monde de dessins animés, où les corps cartoonesques disparaissent aux profits des véritables protagonistes aux proportions plus humaines.

S’il est fréquent que l’animation japonaise base ses décors sur des lieux réels, parfois retracés jusqu’au moindre détail, voir une telle opposition entre une réalité figée et un mouvement dessiné l’est moins. Ce monde hybride n’est qu’entraperçu dans Paradise Kiss, mais le réalisateur Osamu Kobayashi semble s’y être suffisamment attaché pour qu’il se questionne sur les possibilités d’un tel procédé à plus grande échelle. Sa série suivante, Natsu no Sora (2008), décrit ainsi un univers où les personnages s’inscrivent pleinement dans des clichés photographiques. Ce choix pourrait annoncer une animation à la facture fainéante, mais sa précédente série Paradise Kiss laisse à penser que des raisons plus profondes expliquent la radicalité de ce jeu de contraste. Il s’accorde même à la thématique de la série : la magie.

Car Natsu no Sora narre l’entrée de son héroïne, la Sora du titre, dans une académie de magiciens. Outre les multiples évaluations et travaux pratiques, les élèves sont aussi évalués en résolvant les soucis de diverses personnes. Ces prémices disent déjà énormément de la trivialité des sorciers dans la série : ils ne sont pas des êtres spéciaux, isolés de la communauté. Ils règlent, au contraire, des problèmes particuliers, parfois importants et souvent intimes. À l’image, les êtres magiques sont au même niveau que n’importe quel autre habitant, ils ont seulement un peu plus de maîtrise sur leur environnement. Ils semblent, par ailleurs, avoir assimilé la préciosité de leur pouvoir, qu’ils n’utilisent pas dans un but égoïste. Cela s’explique bien sûr par la structure scolaire qui encadre leur apprentissage, mais aussi parce qu’ils utilisent des sortilèges pour se rapprocher des autres, les découvrir et dialoguer avec eux. Sans surprise, les jeunes adolescents expriment majoritairement leurs sentiments à l’aide de leurs sortilèges, comme lorsque des amoureux font tomber de la neige en été alors qu’ils se déclarent leur flamme ou lorsque l’un d’eux offre à sa camarade une fleur qu’il vient de faire apparaître.

Décrite de cette manière, la série ressemblerait presque aux aventures des facétieuses petites magiciennes du dessin animé pour enfant Magical Doremi (1999), où la magie, les sentiments et la compréhension des autres sont des moyens pour les personnages de s’intégrer à une communauté. Seulement, l’ambiance décrite dans Natsu no Sora ne s’accorde que trop peu au rythme survolté des programmes matinaux. Il s’agit plutôt d’une douce émotion, que l’on remarque particulièrement si l’on prête attention au son. La façon dont la musique entendue par les personnages se mêle aux bruits extérieurs ou la manière dont leurs voix restent généralement basses donne l’impression que ces êtres sont sous l’emprise d’un spleen généralisé.

La parole est aussi ce qui permet au personnage d’exister malgré la photographie. Certaines séquences vont parfois se focaliser simplement sur des objets en prise de vues réelles — comme le verre et les assiettes d’un restaurant ou une suite de gratte-ciel —, sans aucun procédé d’animation. Pourtant, le personnage continue à habiter le plan par sa voix. Si le son permet d’affirmer une présence humaine dans la diégèse du récit, il est aussi le relai de la vague mélancolie qui traverse la série. L’effet est parfois amplifié par les compositions musicales d’une sympathique chanteuse de folk, puisque chacune d’entre elles enclenche un montage sous forme de diaporama, où les décors photographiques se règlent au rythme et à la tonalité d’une douce mélodie.

Si les étudiants sont relativement innocents, presque exagérément au regard de leur âge, ils restent néanmoins des adolescents comme les autres, tout autant affectés par des impératifs sociaux. Le jeune homme le moins heureux est celui qui subit le plus frontalement la pression de la réussite scolaire, perpétuée au sein d’un système au premier abord bienveillant. Heureusement, personne n’est jamais abattu par leur tristesse. L’œuvre montre plutôt comment le vécu d’individus teinte la vie alentour d’une couleur différente, et ce jusque dans sa forme. De nombreux plans donnent l’impression que les clichés n’ont pas été immédiatement pensés pour accueillir le vivant, qu’ils se concentrent uniquement sur les paysages. Pourtant, la présence de personnages va revitaliser des environnements figés en évoluant, interagissant et grandissant dans des lieux qui paraissaient pourtant inertes 1. La dichotomie entre l’inerte et le mouvement vient inscrire dans l’image la dualité d’un temps qui semble aussi bien éternel qu’évanescent, de la même façon que l’âge adolescent catalyse de nombreux affects tout en étant paradoxalement bref.

Cette sensation est amplifiée par l’importance des souvenirs dans la série. Si la magie ne permet pas de contrôler les souvenirs qui existent déjà, elle peut au moins les raviver ou en construire de nouveaux. Cela s’observe lorsqu’un des magiciens se confronte aux exigences d’une femme qui cherche à identifier un goût qu’elle a expérimenté par le passé, mais qu’elle ne saurait déterminer précisément. Après une courte réflexion, l’adolescent exécute sa demande et fait apparaître un verre de lait que la femme s’empresse de boire. Si elle semble étonnée, voire énervée, par l’amertume du breuvage, elle réalise vite que l’élève a visé dans le mille : la saveur qui était enfouie aux confins de sa mémoire était celle du lait maternel. Si la scène n’a rien de spectaculaire — aucun flash-back ne vient illustrer une époque qui ressurgit, seule la réaction présente compte —, des effets de lumière, qui apparaissent avant la matérialisation du liquide, rappellent que ranimer concrètement un souvenir ne s’effectue qu’à travers de puissantes forces surnaturelles, même lorsqu’il ne concerne qu’un verre de lait.

Les sortilèges déployés par Sora et ses amis rappellent certaines scènes du manga Yokohama Kaidaishi Kikô (Hitoshi Ashinano, 1994-2006), dans lequel un jeune androïde, dont l’apparence est celle d’une jeune fille, utilise un appareil photographique pour se projeter, comme dans une réalité virtuelle, dans les vestiges d’un temps qui n’existe plus. Si la série est hantée des décombres d’un monde disparu du fait de son contexte post-apocalyptique, l’image enregistrée permet à l’héroïne de contempler un instant son image, avant de retourner à ses affaires présentes. Dans Natsu no Sora, le souvenir ne passe plus simplement via l’appareil technologique, il réapparaît temporairement via une incantation magique. Cela s’illustre lorsqu’un des camarades utilise ses pouvoirs pour retrouver Sora, portée disparue depuis quelques heures. La jeune fille se matérialise sous une apparence spectrale, dont les flottements dans les airs mènent l’étudiant paniqué vers l’adolescente égarée.

Cette place laissée aux souvenirs s’incarne à la fois dans la fiction, mais aussi en dehors de la diégèse, grâce à l’aspect composite de l’image. Dans l’anime de Kobayashi, les personnages n’ont pas conscience du monde paradoxal dans lequel ils existent, puisqu’il appartient à un régime d’image (la prise de vue réelle) différent du leur (l’animation). Seul le spectateur connaît cette différence de nature et, dès lors, est placé dans une position paradoxale. Si les cadres rapprochés lui permettent de lire clairement l’émotion qui traverse le visage des personnages, d’autres angles de vue vont plutôt s’attarder sur les constructions alentour, où vont se détacher des héros pour suggérer une vie qui dépasse ce que narre la fiction. La position du spectateur est, finalement, comparable à celle de l’androïde de Yokohama Kaidaishi Kikô si elle ne pouvait plus se projeter dans un paysage et qu’elle se contentait d’observer une vie s’y matérialiser comme par magie. La série semble ainsi reposer sur une belle idée : rappeler au spectateur que tout lieu possède une histoire, pas nécessairement une grande Histoire, mais au moins l’histoire sensible de différents individus.

Peut-être est-ce parce que sa magie agit comme un révélateur que Sora semble consciente que des fantômes peuplent son monde. Dans le premier épisode, lorsqu’elle veut prévenir son père mort de son entrée dans l’académie, elle se rend jusqu’à un grand arbre et commence à lui parler. Rien ne prouve qu’il l’entend, ou même qu’il existe vraiment un au-delà, mais cela importe peu pour Sora. Pour elle, il ne s’agit pas uniquement d’un grand arbre : c’est aussi le réceptacle de divers souvenirs qu’elle associe à sa famille. Ses sentiments se matérialisent sous la forme de cet arbre qui, comme une photographie, abrite en son sein diverses vies antérieures.

1 Légère exception pour quelques nuages, qui jouent les rebelles et défilent de temps à autre en arrière-plan.