L’œil catapulté
Sur Gemini Man (2019) de Ang Lee
C’est avec une certaine bizarrerie, un rythme ronflant et une écriture minimaliste que Gemini Man avance une proposition avant-gardiste. Tourné en 120 images par secondes (120 fps) et dans une 3D à la profondeur sidérante, le film d’Ang Lee explore les possibilités scéniques d’une technologie bien étrange dont on peut légitimement interroger l’intérêt. Que peut apporter une si haute fréquence d’image à la seconde ? Difficilement concevable, une telle technique semblait jusqu’ici appartenir au domaine de l’imagerie aérospatiale et médicale. Mais si Gemini Man s’empare humblement des pouvoirs de la 3D et du 120 fps, c’est à la fois pour dépasser leur statut de simples gadgets, et proposer bien plus qu’une expérience visuelle.
Jamais, dans une image, on n’aura vu une telle précision des éléments qui la composent. Jamais on n’aura vu une telle profondeur de champ être en même temps si proche du premier plan. Jamais on n’aura vu un cinéma aussi contre-intuitif ! Derrière cela, il y a un film qui, sous ses allures de navet, est surtout brillamment rattaché aux enjeux de sa propre technique. Pour comprendre ce qui est en jeu, imaginez une vague incapable de déferler. Au plus proche du regard, l’eau cristalline fuit votre vision, aspirée dans la courbure. Tout en haut, c’est-à-dire au loin, l’écume se déverse du bord de la vague, sans jamais accomplir le rouleau. Quelque chose est bloqué. Mais c’est moins la vague qui se fige par un hypothétique ralenti, que votre perception qui ne comprend pas pourquoi elle voit aussi bien le commencement de la courbure, le creux du rouleau et la lame de fond se dissolvant en écume sur le même plan. Le temps ne ralentit pas. Il n’est tout simplement plus hiérarchisé dans son écoulement.
Ainsi s’ouvre Gemini Man. Par une élégante bascule de la caméra, la structure de la gare de Liège s’offre au regard avec le même paradoxe spatioperceptif. Sa voûte vitrée, ses arches blanches et ses quais espacés sculptent l’image en profondeur, comme une vague incapable de déferler. Rien n’y est hiérarchisé. Tout a la même importance. Tandis que la caméra poursuit sa bascule, un train arrive lentement en gare. La lisibilité de son mouvement ne sera jamais floutée ou atténuée parce que la caméra bouge. Aucune trajectoire, que ce soit celle de la caméra, du train, ou des voûtes blanches – sublimant le ciel bleu par la transparence de ses vitres – n’en perturbera une autre. Tout glisse. Tout est lisible. Aucun élément ne monopolise l’intrigue et le sens de ce plan d’ouverture.
Puis, 60, 80 ou peut-être 90 images plus tard – soit une fraction de seconde à l’échelle du film – nous découvrons Henry Brogan (Will Smith), allongé dans l’herbe, l’œil droit collé à la lunette de son sniper McMillan. Mais quelque chose cloche encore. Exagérons à peine, mais peu semble nous importer que Mr-tueur-à-gage s’apprête à réaliser une performance de film d’action. Peu nous importe que sa concentration, son expression grave, ou ses yeux froncés et hantés par la mort n’enrichissent le suspens d’une séquence déjà entrevue mille fois au détour d’un James Bond ou d’un Mission Impossible. En réalité, aussi fou que cela puisse paraître, l’intrigue s’est déplacée : elle se loge dans les brins d’herbe bercés par le vent et entourant le corps de Brogan. Leurs oscillations lisibles et fluides, ont autant d’importance visuelle que les aspérités elles aussi parfaitement nettes de la peau du visage de Will Smith. Le vent, matière invisible, se décrit sur la minutieuse précision du frémissement des brins d’herbe. Chacun a ses contours. Chacun reçoit la lumière à sa manière. Chacun participe à l’éclatement du spectre. L’ensemble est élégant, mais l’instant étrange. Tout semble être autonome, tout semble glisser à son propre rythme. Et pourtant, tout appartient au même monde. Un monde comparable à celui de Christina dépeint dans le troublant tableau éponyme d’Andrew Wyeth, où chaque touche composant la pelouse, chaque brin d’herbe, chaque pli de la robe, chaque aspérité dans la main crispée de la jeune fille, chaque ornementation de la maison au loin sur la colline – comme au bord de la lame d’une vague – est chargée de composer ce monde avec la même importance. Dans ce monde, un brin d’herbe vaut une maison, un brin d’herbe vaut le contour dentelé de la lentille réglable d’un sniper, un brin d’herbe vaut l’intensité d’un regard s’apprêtant à tuer. Ce plan est le monde de Brogan, où l’impeccable lisibilité du vent sur l’herbe, en même temps que d’affirmer son autonomie en tant qu’élément distinct de l’image, en enrichit l’action : autonomisé, le vent lisible sur l’herbe se pose comme une vraie difficulté à l’action de Brogan, où la précision de son tir devra jouer avec cet élément, qui n’est plus simplement une évocation dans le flou, mais un acteur à part entière dans la scène.
N’ayons pas peur d’être excessifs : Gemini Man est un entr’aperçu du cinéma du futur. Les sensations de ses 120 images secondes sont inédites. Faites l’expérience de visionner une vidéo lambda sur YouTube, en réglant la qualité sur 1440p ou 2160p (4k) affublé du sigle « 60fps » : vous serez sidéré par une sensation de lévitation, où chaque matière et chaque reflet glisse vers votre œil… un monde où le flou et le mouvement saccadé n’existent plus. Faites cette expérience… et vous serez au quart du véritable intérêt du film. Car Gemini Man pousse son procédé tellement loin qu’il ne s’agit pas de l’œil ayant accès à toutes les informations qu’il souhaite (chose possible, en effet, dans n’importe quel objet audiovisuel converti en 4k/60fps), ici, l’œil est littéralement catapulté, aspiré, arraché de l’orbite pour être immédiatement projeté au loin. Le plan n’a commencé que depuis quelques millisecondes, votre œil aura déjà fait le point. Tout corps, tout personnage, tout objet, même positionné loin, très loin derrière, se charge directement d’une valeur d’action similaire aux choses les plus proches.
Au cœur du film, une poursuite de moto se lira du proche au lointain avec une étonnante simultanéité. La question du premier, du second ou même du troisième plan, n’y a absolument plus aucune importance. C’est là tout l’enjeu de Gemini Man. Serez-vous capable de suivre le rythme et la vitesse avec laquelle le lointain atteint le proche, ou bien avec laquelle le proche est aspiré dans le lointain ? Assurément ! Car Ang Lee nous propose un délire figuratif où le ridicule se mêle au vertigineux: lorsqu’une moto en pourchasse une autre sur les routes et les toits de Cartagena (Colombie), ce sont en réalité les deux motos qui se pourchassent : la lisibilité et la netteté excessive des deux poursuivants, même séparés de plusieurs dizaines de mètres, en font les deux surfaces d’un même miroir distordu. Dans ce miroir, la moto la plus proche pourchasse la moto du fond en l’aspirant vers elle. Mais dans le même mouvement, alors que la moto lointaine slalome, vrille, dérape et surgit avec la même précision qu’un objet sur lequel la caméra aurait brusquement zoomé – tout en maintenant simultanément la netteté de la moto la plus proche – la distance séparant les deux pilotes devient, pour l’œil, instantanément aussi vive et nette qu’un éclair foudroyant la scène. Les deux motos s’aspirent et se rejettent en même temps. On réalise à la fois la distance qui les sépare et ô combien elles sont finalement proches.
Lorsque Junior utilise sa moto comme projectile, puis plus tard comme un sabre pour frapper son adversaire, l’étrange rapidité des gestes provient de ce que l’accélération avec laquelle les écarts se referment n’est jamais floue. Même en accélérant brusquement, tout reste lisible ! Et c’est peut-être l’idée, ou la conséquence, la plus géniale du film : si l’accélération des gestes n’est pas floue, c’est pour mieux figurer les entailles qu’une technique comme le 120 fps est capable d’ouvrir dans l’image numérique. Si une distance (même importante) séparant deux corps n’a à ce point aucune importance lorsqu’un geste ou un objet tente de la franchir entièrement pour produire son effet (une moto projetée à la suite d’une glissade, une moto utilisée comme un sabre, un combat où les corps se déplacent à la vitesse d’un spectre, un saut d’esquive, etc.), c’est peut-être parce que cette distance n’est finalement qu’une faille, qu’une sorte d’entaille ou de plaie béante creusée dans l’image numérique et qu’il faut absolument refermer. La distance est aussi nette que fragile. Plus elle est claire et mise en valeur dans son espacement, plus elle pousse les corps séparés à se rapprocher le plus vite possible. Le 120 fps lacère l’image autant qu’elle la sublime.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle Gemini Man ne prend jamais les choses frontalement, refuse de trancher, d’être clair dans ses enjeux et dans ses résolutions. Comme si quelque part, le film avait peur de s’entre-ouvrir lui-même, de s’éventrer sur sa propre technicité. Il faut voir l’ennui profond et la banalité avec laquelle Ang Lee met en scène l’exposition des personnages et des enjeux, dans un port puis sur un bateau en pleine mer, filmés avec la détermination qu’une webcam de station balnéaire. Toute intensité est refusée. Pas la moindre étincelle d’énergie, d’inquiétude, d’orgueil ou de motivation chez le personnage principal. Aucun enjeu n’est palpable. Aucune confrontation ne se solde par une domination physique de l’un sur l’autre. En témoignent les face-à-face de deux Will Smith séparés de 25 ans d’âge, dont la bizarrerie est frappante par la distance toujours clairement maintenue lors des affrontements, comme deux surfaces d’un même miroir: les visions superbes d’un Brogan traqué par son double Junior dans les rétroviseurs d’une voiture, sans qu’aucune mise au point ne soit faite dans le plan, ou l’opposition dans laquelle leurs profils ciselés se font face à la lumière d’une flashlight au fond d’une crypte. Une étrangeté qui atteint son paroxysme à la scène finale, où Borgan et Junior échangent tels un père et son fils à la sortie de l’université. Conversation soporifique au cours de laquelle les deux personnages ressemblent à deux pantins aux sourires figés, obligés de se regarder dans les yeux, de se répondre et de rire aux blagues affligeantes de l’autre, comme les deux faces d’un miroir. Car toute invective, toute intensité, toute domination d’un personnage sur l’autre, tout détournement du regard de l’un ou de l’autre, ou pire… des deux ! révèlerait l’entaille et le gouffre qui sépare les deux personnages. Et cette entaille dans l’image, c’est l’absence de sens, c’est la peinture d’un monde où tout est si lisse, si net, si précis, si lisible et si fluide que plus rien n’a de signification, où plus rien n’est visuellement hiérarchisé, où il n’y a plus besoin de focaliser un élément précis pour donner sens à l’image, où plus aucune distance n’est palpable, où plus rien n’a de mystère, de flou ou d’indétermination.
Mais tout cela est loin d’être un reproche. Car à l’instar d’une rafale de mitrailleuse lors du climax, où chaque balle est si nette qu’elle peut librement être observée indépendamment des autres, Gemini Man lit le monde en proposant une peinture inédite des forces qui s’y meuvent. Ces forces sont celle du vide, celle des distances, celle des espaces séparant les corps pour leur garantir une autonomie visuelle sidérante : qu’il s’agisse d’un brin d’herbe composant une prairie, d’une balle de mini-gun prise dans la tornade d’une rafale, d’un extraordinaire raccord sous-marin, ou d’un reflet dans le rétroviseur d’une voiture garée dans une ruelle saturée de couleurs, ces forces sont celles des entailles qui cherchent immédiatement à se refermer. En cela, demandons-nous légitimement si, quelque part, Ang Lee ne poursuivrait pas l’entreprise de Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), où la netteté des millions de débris et de morceaux de modules, présents et identifiables sur des échelles de profondeur de champ distinctes, révélaient des forces éphémères qui animent le vide, où une distance n’est plus un écart, mais finalement une force en elle-même, une force cinétique d’accélération, une force de re-fermeture de l’entaille qu’elle a elle-même engendrée.
Sous ses airs de série B ringarde, Gemini Man est surtout un objet touchant, un film effaré par ses propres capacités. À l’image de Junior, jeune Will Smith numérique tourmenté par le propre fait de son existence, il est tantôt surexcité de montrer ce qu’il sait faire, tantôt terrorisé par l’espace nécessaire à ses prouesses. Un espace qu’il s’empresse de refermer, le plus vite possible, tel un adolescent débordant d’énergie et d’assurance, mais dont le pire cauchemar, finalement, serait de surprendre son reflet dans un miroir.