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Auteur/autrice : Arthur Péraud
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Boules de neige
Sur 6 Undergroung (2019) de Michael Bay
What a mess !
À toute allure, le vert pomme d’une Alfa Romeo force les rues enserrées de Florence. À son bord, quatre agents spéciaux fuient en urgence une armée de bolides allemands lancés à leurs trousses. À l’arrière, une jeune femme portoricaine au regard de braise – alias ‘‘5’’ (Adria Arjona) – soigne sa coéquipière – alias ‘‘2’’ (Mélanie Laurent) –, percée d’une balle. Un écarteur chirurgical pénètre son ventre. À l’avant, le pilote – alias ‘‘6’’ (Dave Franco) – retourné par cette trouée viscérale, reçoit l’ordre de son copilote – alias ‘‘1’’ (Ryan Reynolds) – d’accélérer alors que les premiers ennemis parviennent à leur hauteur. Comme la pince forçait les viscères de ‘‘2’’, le pied de ‘‘6’’ écrase l’accélérateur. La reprise est fulgurante. ‘‘1’’ est aplati sur son fauteuil. Il expire, le visage crispé.
En quelques secondes et une dizaine de plans, Michael Bay capture le regard de son spectateur pour le propulser dans sa scénographie. À l’instar d’un Sergeï Eisenstein 1, son montage concentre les motifs attracteurs 2 au centre des images, et les fait se percuter les uns après les autres afin que chaque plan vienne amplifier la sensation du précédent. Le plan du regard concentré de ‘‘5’’ sur la plaie de ‘‘2’’, percute celui où la pince chirurgicale écarte les viscères. Lui-même s’amplifie dans le pied du pilote écrasant le champignon, dont la pression est ensuite expulsée par le souffle coupé de ‘‘1’’, véritable alter ego du corps spectateur embarqué dans la poursuite qui s’annonce.
Profitez de cette lisibilité toute relative, car c’est bien la première et la seule fois du film que la centralité des motifs attracteurs sera aussi clairement perceptible et localisable dans l’image. Comme lorsque l’on secoue une bouteille de soda jusqu’à ce que la densité du CO2 ne soit plus supportable par le plastique, ce mini huis clos embarqué entre quatre sièges compresse le maximum d’énergie afin de la libérer avec le plus de violence et de dispersion possible. C’est d’ailleurs à l’issue d’une ruelle étroite et tortueuse, ouvrant sur une place du marché florentin, que cette stratégie sera finalement close. Filmé en contre-plongée, ‘‘6’’ prévient ses acolytes que sa manœuvre sera « un peu serré[e] », ses mains frappent l’image par trois coups de volant assénés et aussi précis que les crochets d’un boxeur. Gauche ! Droite et demie ! Gauche trois-quarts et BAM ! L’image s’ouvre alors sur la voltige catastrophique de trois sportives allemandes pulvérisant malgré elles les stands d’un marché. Une Mercedes est éventrée en balayant une vingtaine de vélos alignés. Une Audi blanche volante défonce un stand de jouets multicolores. Une BMW noir asphalte part en tonneau et emporte les étalages de légumes dans un tourbillon de “patate-étincelle-tomate”. Chaque voltige tient sa propre trajectoire sans qu’elles ne soient centralisées dans les plans. Les projectiles se percutent entre eux comme lors d’une réaction en chaîne. Les lignes de force dessinées par les cascades partent dans tous les sens… « What a mess… » Et pourtant…
Nos yeux éberlués sont épris d’une curieuse sensation. Le temps d’un instant, notre cerveau s’est pris pour un alchimiste en herbe. Tiens ! tiens ! S’est-il dit. Mais que se passe-t-il si je mélange une carrosserie d’acier blanche avec des jouets en plastique ? Qu’arrive-t-il si je mélange des étincelles avec des pommes de terre ? De la gomme de pneu avec des oranges ? Qu’est-ce que ça donne si je ralentis un camion-citerne pour que son châssis raye le vert pomme d’une Alfa Romeo de façon parfaitement parallèle ?… Et si je le relâche d’un coup sur une grosse Mercedes noire ? Ouïe ! La pièce d’artillerie allemande est encastrée, implose, et ses étincelles carbonisent les passagers comme des steaks de crash-test. Avançons un peu dans la poursuite : que se passe-t-il lorsqu’un pigeon percute la tête d’une mère affolée portant son bébé afin d’esquiver l’arrière d’une voiture en plein dérapage ? Mmmm… Intéressant ! Ajoutons deux immondes petits bulldogs, langues bien pendantes et baveuses, à deux centimètres d’être écrasés par la fureur tournoyante d’un pneu arrière dont la gomme se calcine sur les pavés. Saupoudrez le tout de journaux, de sacs de shoppings, d’un doigt d’honneur gratuit et de vêtements volants, mais surtout, placez telle la cerise inutile au sommet du gâteau, le regard hébété de ‘‘1’’, sortant tel un chien fou sa tête hallucinée 3.
Simultanéité
Pourquoi diable sort-il sa tête ? Au regard de la scène, rien ne justifie une telle action. Ou bien est-il comme le spectateur que nous sommes, désireux d’embrasser le moindre détail de cette pyrotechnie débridée tout en pouvant, à sa guise, faire pause, remettre en arrière ou bien se rapprocher de l’écran pour observer de près les collisions et autres voltiges qu’il souhaite. C’est que 6 Underground n’est visible que sur Netflix. Au mieux sur un grand téléviseur 4K, “au pire” sur l’écran d’un smartphone ou d’un ordinateur portable. Mais c’est justement cette coercition du spectaculaire aux cadres de l’électroménager domestique, qui rend le dernier film de Michael Bay si fascinant :
« Sur ordinateur, l’œil parvient à appréhender le ballet visuel et cinétique dans sa globalité, comme s’il en observait la pyrotechnie dans une boule à neige. Le spectateur n’est plus noyé dans l’image, mais reprend le contrôle, il perd en abandon physique ce qu’il gagne en acuité psychique 4. » Si la promesse d’une « séance manège » était amorcée par l’image d’un Ryan Reynolds écrasé sur son fauteuil par l’accélération de l’Alfa Romeo, la poursuite dans les rues de Florence et le reste du film propose au contraire une expérience de perception pure. Le regard se découvre d’étonnantes capacités d’association, de fragmentation, de distinction et surtout, de simultanéité. Dès lors que l’image s’inscrit dans des « dimensions domestiques 5 », notre vision devient capable de percevoir plusieurs situations en même temps. En tout cas si la mise en scène s’y prête. Et c’est justement toute l’ingéniosité de Michael Bay que de répondre scénographiquement à la commande d’un blockbuster pour le petit écran. Là où le 120 fps et la somptueuse 3D de Gemini Man (Ang Lee, 2019) offre au spectateur le choix de l’événement qu’il souhaite voir 6 au sein d’une temporalité non hiérarchisée, la mise en scène de 6 Underground joue sur la capacité qu’ont tous les événements spectaculaires d’une image d’être perçus ensemble de manière simultanée, chacun dans leur intégrité physique, spatiale et temporelle. Chaque ligne de force, chaque voltige de véhicules, de projectiles ou de lames, chaque explosion, implosion, dispersion d’objets, de fruits, de gouttes d’eau, de céréales ou d’étincelles, coexistent pour le regard sans jamais s’entraver les unes les autres, tout en conservant leur propre temporalité. Le spectateur n’a pas le choix de ce qu’il veut voir, mais il peut tout voir de manière simultanée. Il peut être sur plusieurs échelles de perceptions en même temps.
Sergeï Eisenstein affirmait que la puissance d’un montage relève de sa capacité à générer des associations d’idées, issues de confrontations, de chocs, d’interpénétrations ou de fragmentations. Si le projet spectaculaire de Michael Bay y est peut-être comparable en termes de rythme, il diffère dans son objectif. Sa mise en scène a inlassablement aspiré à l’accumulation d’une multitude de trajectoires spectaculaires, mais toujours agencées de sorte qu’elles soient toutes perceptibles en même temps. Les motifs attracteurs ne sont pas centralisés au cœur des images. Ils sont dispersés et écartelés. En témoignent les canons du « Bayhem » où il doit toujours y avoir quelque chose d’actif à l’écran. À chaque fois, la même ambition : porter, soutenir et accompagner une action jusqu’à son terme en la faisant traverser une foule de confrontations et de coupes de montage.
Images-boule de neige
Dans 6 Underground les événements ne se collisionnent pas directement. Ils s’entremêlent avant de se repousser, puis se rejoignent comme les courbes d’une sphère, d’une « boule de neige », rendant possible la simultanéité de leur perception. Lorsqu’une voiture part en voltige, aucune des multiples coupes du montage n’excluront les vrilles du véhicule dans le hors-champ. La cascade perd en fluidité ce qu’elle gagne en puissance d’impact par plans, tout en préservant son intégrité.
Lorsqu’un rocket est tiré dans une voiture, pulvérise le nez de son conducteur avant d’exploser, toute sa trajectoire, du canon à l’impact, sera visible. Lorsqu’une piscine implose au sommet d’un building puis inonde le reste du penthouse, en emportant dans ses flots les forces de sécurité dans une chute de 400 mètres, chaque pièce que son eau remplit, chaque escalier qu’elle dévale et chaque vitre qu’elle brise sera présente au montage. Toutes trajectoires, lignes de force et déplacements des corps se visionnent du début à la fin, quelle que soit l’intensité des coupes du montage ou de l’accumulation des objets. Dès lors, les événements perdent toute irréversibilité. Leur spectacularité, riche en informations visuelles et synchronisées, exponentielle comme un effet boule de neige emprisonné dans une « boule de neige », forme ainsi des images sphères à l’intérieur desquelles les trajectoires dispersées du spectacle finissent par converger entre elles pour être perçues simultanément. Les voltiges, cascades, corps projetés, balles volantes et autres débris, y compris leurs trajectoires, leur devenir et leur destruction, sont aussi actuels à l’image que leurs potentielles autres directions, retours en arrière ou différentes évolutions.
Le carambolage inaugural de la poursuite florentine illustre à lui seul cette idée : les trois voitures propulsées en tonneaux aériens se déploient à partir du centre de l’image. Alors que les coupes du montage éparpillent leurs positions spatiales à travers différents plans très courts, leurs écrasements au sol se rejoignent dans la même convergence. Mais c’est bien leur entremêlement et cette possibilité de les percevoir simultanément, qui font de ces péripéties des « événements-boules », à la fois actuels dans l’image présente, virtuellement dispersés dans d’autres et réversibles dans leur déroulement.
L’impossible mélange
6 Underground est-il le film de Michael Bay où cet entremêlement des chocs atteint sa meilleure fluidité ? La très haute définition de l’image, l’intensité des couleurs ou la netteté de la profondeur de champ ont toujours été légion chez le cinéaste. Mais elles atteignent ici un niveau de soin et de manipulation numérique encore jamais atteint dans sa filmographie. Il serait facile de réduire ce léchage à une « esthétique clipesque ». En réalité, il permet ici d’atteindre la quintessence du projet figuratif de Michael Bay. Cette folie pyrotechnique qui anime son travail des formes, des couleurs et des sons, c’est la question du mélange. Que peut-on mélanger et avec quoi ? À quel point peut-on mutiler l’intégrité physique d’un corps ou d’un objet tout en le gardant mobile dans l’image pour le confronter au plus d’obstacles possible ? 7 Combien de confrontations différentes peuvent tenir dans une image ? Quelle quantité de matières et d’objets disponibles dans une scène peut-on faire entrer en réaction, balancer, propulser, déchirer ou carboniser avant qu’elle ne s’épuise ? Plus simplement, que se passe-t-il quand tels ou tels objets entrent en réaction avec leurs obstacles ?
Si 6 Underground pousse cet enjeu figuratif dans ses retranchements, il finit, de manière plutôt surprenante, par trouver une résolution. Chaque scène d’action tend vers un état polyphasique, un mélange dit hétérogène où chaque élément le constituant est visible à l’œil nu, telle une émulsion d’eau et d’huile. La précision des mélanges, des confrontations et de leurs conséquences physiques (une giclée de sang sur un visage, un figurant s’écrasant entre sa portière, une pelle hydraulique et un sac de ciment, l’argenterie de la luxueuse cuisine d’un yacht catapultée par la puissance d’un truquage magnétique), n’aboutissent en réalité à aucune assimilation homogène. Ce que la très haute définition de l’image, l’excessive abondance de ralentis ou l’intensité des couleurs et des brillances révèlent, c’est l’incompossible des objets solides : leur impossible mélange !
De là transparaît une tension visuelle fascinante : si tous les événements spectaculaires sont justement compossibles dans leur perception, la force qui les anime, c’est-à-dire la rencontre de corps solides est, quant à elle, impossible, et ne peut aboutir qu’au choc, au fracas, à la fournaise et à la dispersion. Lorsque les poutres d’acier du chantier d’une tour s’écrasent sur des voitures de la police chinoise, chaque impact et destruction de taule sont perceptibles au même moment, mais ils illustrent l’échec du mélange et l’incompressible dureté des solides. La poutre cognant le bitume est aussi visible que les détails explosifs de la voiture qu’elle éventre.
Faire corps avec le monde ?
Qu’en est-il de nos six héros ? Sont-ils les seules figures survivantes de ce carambolage ? Pas tout à fait…
Au premier abord, ces agents fantômes apparaissent tels des corps immaculés que nul accident ou fracas de l’image ne peut atteindre dans leur intégrité physique. Ce sont des corps hyperspécialisés, dessinés dans et pour leur fonction jusqu’à l’épure : un génie milliardaire (1), une espionne (2), un mercenaire (3), un coureur de parkour (4), un docteur (5), un pilote (6) et un sniper (7). Chacun est dispersé selon une savante répartition, en vue de liquider l’intégralité des ennemis et de détruire l’entièreté du lieu à souhait, grimper plus haut, chuter plus bas, se relever et enchaîner la mission suivante. Rien de très neuf dans tout cela. Mais c’est sans compter la mise en valeur d’un certain élément qui change beaucoup de chose : l’élément liquide. Tantôt le flot bleuté d’une piscine, tantôt la mer inondant un yacht, tantôt des fluides (corporels ou d’autres provenances) expulsés de toutes parts et illuminant d’éclats scintillants la plupart des ralentis, se trouve être le liant permettant à nos héros d’essayer de faire corps avec leur environnement. La scène finale, virtuose de folie visuelle et scénographique, voit Ryan Reynolds manipuler un aimant rendant tout un yacht magnétique, renversant chaque pièce du bateau sur elle-même dans un feu d’artifice d’assiettes cassées, de débris cristallins, de lames virevoltantes et de corps devenus pantins acrobates. L’eau de mer se mêle à la fête et emporte les corps de nos héros dans le même tourbillon.
Le film de Michael Bay propose un certain regard sur la place du corps héroïque dans un environnement spectaculaire numérique. Peut-on encore faire corps avec le monde, avec le réel, lorsque ceux-ci deviennent manipulables à souhait ? Peut-on incarner sa physicalité lorsque la caméra ne s’intéresse plus aux sujets, mais aux chocs d’un éclat et d’une matière, d’un solide contre un plus solide ? Les six héros du 6 Underground n’ont pas la radicalité des super héros Marvel, dont la surpuissance (numérique) les affranchit de devoir « faire corps avec le monde 8 », car ils peuvent « faire corps tout court 9 . » Ici, les personnages essayent de faire corps, cherchent le mélange avec le réel, épousent les contingences et les reliefs, se faufilent et culbutent au milieu des projectiles : l’étroitesse des rues de Florence sublime le pilotage tranchant de l’Alfa Romeo, le penthouse disposé sur trois étages et surplombé de grues forme un espace d’expression acrobatique, spatiale et stratégique où sauts, chutes, remontés et traversés s’enchaînent dans une étourdissante confusion, et un yacht inondé devient la sphère d’un ballet centrifuge tendant vers l’apesanteur.
Ainsi s’établit une relation fondamentale et indivisible où ce monde fait de mélanges abrupts et de chocs frontaux, n’existerait pas sans ces corps spécialisés. Ces derniers n’existeraient pas non plus, non pas sans le monde, mais sans le potentiel de collisions et de confrontations de ce monde. C’est ce que le monde contient virtuellement de fracas et de chocs qui permet à ces corps (super) héroïques d’exister. Réciproquement, ce sont ces mêmes corps qui font vibrer les potentialités du monde.
Natures mortes explosives
Pour Michael Bay, le monde physique est définitivement devenu une image remplie de potentiels états polyphasiques et explosifs. Son usage excessif du ralenti et sa dissolution des cohérences spatiales, diluant le corps sujet au prix de la beauté d’interactions physiques, de brèves collisions et d’intenses effleurements, s’apparente (artistiquement parlant) à l’excitation que les peintres hollandais du XVIIe siècle ressentaient face aux défis picturaux de la nature morte. La beauté sur la surface d’un verre, d’une bataille entre l’éclat de sa courbure et la robe d’un vin. Les reflets d’orfèvres sur la coque rouge d’un homard. Ou bien le chatoiement coloré d’un bouquet de fleurs flottant dans une marre avant qu’elles ne se fanent. La vivacité des figures qui balayent les images de 6 Underground ont cette même beauté qui précède la décrépitude. Michael Bay capture les objets du monde physique au sommet de leur intensité et de leur potentialité énergétique, préférant les faire disparaître dans un tourbillon d’étincelles et de mélanges chromatiques. Ses natures mortes ont quelque chose des fleurs de Margriet Smulders 10, étincelantes, gorgées de vitalité liquide scintillante, et promises à une pourriture certaine. Mais chez Michael Bay, les natures mortes sont explosives ! Dans un monde physique devenu malléable à souhait, les objets et les interactions sont sauvés du dépérissement par la promesse d’une pulvérisation. Qu’importe que le mélange soit impossible ! Au lieu de laisser le monde dépérir, les images de Bay préfèrent les faire réagir, les faire exploser et les intensifier dans le plus dingo des feux d’artifice.
Amor Vincit I, Margriet Smulders (2005, Cibachrome, 160 cm x 125 cm) ↑1 Précisons bien que “le montage des attractions” d’Eisenstein porte une ambition politique. La percussion des images et des plans entre eux est au service d’idéaux révolutionnaires, et vient chercher la sensation du spectateur dans ce but précis. Le montage de Michael Bay n’aspire pas à cette ambition, et bien que 6 Underground tisse une intrigue politique et certainement politisée (la traque du dictateur d’un pays fictif), ce n’est pas du tout le sujet de cet article. On pourrait toutefois considérer que la dimension politique du montage de Michael Bay est très “états-uniens”, mettant en valeur une toute puissance militaire et technologique au secours d’un pays à feu et à sang au nom d’idéaux démocratiques.
↑2 Un motif attracteur est un événement spectaculaire qui attire le regard, le tracte, vient chercher la sensation du spectateur.
↑3 À ce sujet, le jeu volontairement benêt et désinvolte de Ryan Reynolds incarne parfaitement sa fonction de relais du spectateur : toujours épris d’un air idiot, émerveillé ou halluciné par le spectacle qui l’entoure.
↑4 Alexandre Buyukodabas, « « 6 Underground » : a-t-on vraiment envie de voir un film de Michael Bay sur Netflix ? », LesInrockuptibles.com, mise en ligne le 13 décembre 2019, consulté le 15 décembre 2019. URL: https://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/6-underground-a-t-on-vraiment-envie-de-voir-un-film-de-michael-bay-sur-netflix/
↑5 Faites l’expérience au cinéma, vous n’embrasserez l’entièreté du cadre qu’en en délimitant les contours des yeux, même placé dans les derniers rangs de la salle.
↑6 Voir : Arthur Péraud, L’œil catapulté, sur Gemini Man d’Ang Lee, Apaches.ch, mise en ligne le 25 octobre 2019, consulté le 15 décembre 2019. URL : https://www.apaches.ch/loeil-catapulte/
↑7 Voir à ce sujet, la poursuite de 13 Hours (Michael Bay, 2013) où une Mercedes blindée permet à un groupe de militaires américains de se frayer un chemin dans les rues chaotiques de Benghazi. Le véhicule est criblé de balles, lacéré et explosé de toutes parts, mais résiste au point de devenir un « objet héroïque ».
↑8 Benjamin Thomas, Faire corps avec le monde, de l’espace cinématographique comme milieu, Strasbourg, Circé, coll. “Penser le cinéma”, 2019, p. 225.
↑9 Ibid. Benjamin Thomas entend par là que les super héros marvels évoluent dans des décors qui n’exercent aucune contrainte ni assignation sur leurs corps. Cela va même parfois jusqu’au décor qui se plie à la performance du personnage, le cas le plus radical étant celui de Doctor Strange (Scott Derickson, 2016) où les villes se métamorphosent aux souhaits et aux déplacements des super héros.
↑10 Val Williams, Pourquoi est-ce un chef-d’œuvre ? 80 photographies expliquées, Paris, Eyrolles, 2013, p. 67-68.
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L’œil catapulté
Sur Gemini Man (2019) de Ang Lee
Henry Brogan et Junior C’est avec une certaine bizarrerie, un rythme ronflant et une écriture minimaliste que Gemini Man avance une proposition avant-gardiste. Tourné en 120 images par secondes (120 fps) et dans une 3D à la profondeur sidérante, le film d’Ang Lee explore les possibilités scéniques d’une technologie bien étrange dont on peut légitimement interroger l’intérêt. Que peut apporter une si haute fréquence d’image à la seconde ? Difficilement concevable, une telle technique semblait jusqu’ici appartenir au domaine de l’imagerie aérospatiale et médicale. Mais si Gemini Man s’empare humblement des pouvoirs de la 3D et du 120 fps, c’est à la fois pour dépasser leur statut de simples gadgets, et proposer bien plus qu’une expérience visuelle.
Jamais, dans une image, on n’aura vu une telle précision des éléments qui la composent. Jamais on n’aura vu une telle profondeur de champ être en même temps si proche du premier plan. Jamais on n’aura vu un cinéma aussi contre-intuitif ! Derrière cela, il y a un film qui, sous ses allures de navet, est surtout brillamment rattaché aux enjeux de sa propre technique. Pour comprendre ce qui est en jeu, imaginez une vague incapable de déferler. Au plus proche du regard, l’eau cristalline fuit votre vision, aspirée dans la courbure. Tout en haut, c’est-à-dire au loin, l’écume se déverse du bord de la vague, sans jamais accomplir le rouleau. Quelque chose est bloqué. Mais c’est moins la vague qui se fige par un hypothétique ralenti, que votre perception qui ne comprend pas pourquoi elle voit aussi bien le commencement de la courbure, le creux du rouleau et la lame de fond se dissolvant en écume sur le même plan. Le temps ne ralentit pas. Il n’est tout simplement plus hiérarchisé dans son écoulement.
Ainsi s’ouvre Gemini Man. Par une élégante bascule de la caméra, la structure de la gare de Liège s’offre au regard avec le même paradoxe spatioperceptif. Sa voûte vitrée, ses arches blanches et ses quais espacés sculptent l’image en profondeur, comme une vague incapable de déferler. Rien n’y est hiérarchisé. Tout a la même importance. Tandis que la caméra poursuit sa bascule, un train arrive lentement en gare. La lisibilité de son mouvement ne sera jamais floutée ou atténuée parce que la caméra bouge. Aucune trajectoire, que ce soit celle de la caméra, du train, ou des voûtes blanches – sublimant le ciel bleu par la transparence de ses vitres – n’en perturbera une autre. Tout glisse. Tout est lisible. Aucun élément ne monopolise l’intrigue et le sens de ce plan d’ouverture.
Puis, 60, 80 ou peut-être 90 images plus tard – soit une fraction de seconde à l’échelle du film – nous découvrons Henry Brogan (Will Smith), allongé dans l’herbe, l’œil droit collé à la lunette de son sniper McMillan. Mais quelque chose cloche encore. Exagérons à peine, mais peu semble nous importer que Mr-tueur-à-gage s’apprête à réaliser une performance de film d’action. Peu nous importe que sa concentration, son expression grave, ou ses yeux froncés et hantés par la mort n’enrichissent le suspens d’une séquence déjà entrevue mille fois au détour d’un James Bond ou d’un Mission Impossible. En réalité, aussi fou que cela puisse paraître, l’intrigue s’est déplacée : elle se loge dans les brins d’herbe bercés par le vent et entourant le corps de Brogan. Leurs oscillations lisibles et fluides, ont autant d’importance visuelle que les aspérités elles aussi parfaitement nettes de la peau du visage de Will Smith. Le vent, matière invisible, se décrit sur la minutieuse précision du frémissement des brins d’herbe. Chacun a ses contours. Chacun reçoit la lumière à sa manière. Chacun participe à l’éclatement du spectre. L’ensemble est élégant, mais l’instant étrange. Tout semble être autonome, tout semble glisser à son propre rythme. Et pourtant, tout appartient au même monde. Un monde comparable à celui de Christina dépeint dans le troublant tableau éponyme d’Andrew Wyeth, où chaque touche composant la pelouse, chaque brin d’herbe, chaque pli de la robe, chaque aspérité dans la main crispée de la jeune fille, chaque ornementation de la maison au loin sur la colline – comme au bord de la lame d’une vague – est chargée de composer ce monde avec la même importance. Dans ce monde, un brin d’herbe vaut une maison, un brin d’herbe vaut le contour dentelé de la lentille réglable d’un sniper, un brin d’herbe vaut l’intensité d’un regard s’apprêtant à tuer. Ce plan est le monde de Brogan, où l’impeccable lisibilité du vent sur l’herbe, en même temps que d’affirmer son autonomie en tant qu’élément distinct de l’image, en enrichit l’action : autonomisé, le vent lisible sur l’herbe se pose comme une vraie difficulté à l’action de Brogan, où la précision de son tir devra jouer avec cet élément, qui n’est plus simplement une évocation dans le flou, mais un acteur à part entière dans la scène.
Christina’s World (1948), Andrew Wyeth N’ayons pas peur d’être excessifs : Gemini Man est un entr’aperçu du cinéma du futur. Les sensations de ses 120 images secondes sont inédites. Faites l’expérience de visionner une vidéo lambda sur YouTube, en réglant la qualité sur 1440p ou 2160p (4k) affublé du sigle « 60fps » : vous serez sidéré par une sensation de lévitation, où chaque matière et chaque reflet glisse vers votre œil… un monde où le flou et le mouvement saccadé n’existent plus. Faites cette expérience… et vous serez au quart du véritable intérêt du film. Car Gemini Man pousse son procédé tellement loin qu’il ne s’agit pas de l’œil ayant accès à toutes les informations qu’il souhaite (chose possible, en effet, dans n’importe quel objet audiovisuel converti en 4k/60fps), ici, l’œil est littéralement catapulté, aspiré, arraché de l’orbite pour être immédiatement projeté au loin. Le plan n’a commencé que depuis quelques millisecondes, votre œil aura déjà fait le point. Tout corps, tout personnage, tout objet, même positionné loin, très loin derrière, se charge directement d’une valeur d’action similaire aux choses les plus proches.
Au cœur du film, une poursuite de moto se lira du proche au lointain avec une étonnante simultanéité. La question du premier, du second ou même du troisième plan, n’y a absolument plus aucune importance. C’est là tout l’enjeu de Gemini Man. Serez-vous capable de suivre le rythme et la vitesse avec laquelle le lointain atteint le proche, ou bien avec laquelle le proche est aspiré dans le lointain ? Assurément ! Car Ang Lee nous propose un délire figuratif où le ridicule se mêle au vertigineux: lorsqu’une moto en pourchasse une autre sur les routes et les toits de Cartagena (Colombie), ce sont en réalité les deux motos qui se pourchassent : la lisibilité et la netteté excessive des deux poursuivants, même séparés de plusieurs dizaines de mètres, en font les deux surfaces d’un même miroir distordu. Dans ce miroir, la moto la plus proche pourchasse la moto du fond en l’aspirant vers elle. Mais dans le même mouvement, alors que la moto lointaine slalome, vrille, dérape et surgit avec la même précision qu’un objet sur lequel la caméra aurait brusquement zoomé – tout en maintenant simultanément la netteté de la moto la plus proche – la distance séparant les deux pilotes devient, pour l’œil, instantanément aussi vive et nette qu’un éclair foudroyant la scène. Les deux motos s’aspirent et se rejettent en même temps. On réalise à la fois la distance qui les sépare et ô combien elles sont finalement proches.
Lorsque Junior utilise sa moto comme projectile, puis plus tard comme un sabre pour frapper son adversaire, l’étrange rapidité des gestes provient de ce que l’accélération avec laquelle les écarts se referment n’est jamais floue. Même en accélérant brusquement, tout reste lisible ! Et c’est peut-être l’idée, ou la conséquence, la plus géniale du film : si l’accélération des gestes n’est pas floue, c’est pour mieux figurer les entailles qu’une technique comme le 120 fps est capable d’ouvrir dans l’image numérique. Si une distance (même importante) séparant deux corps n’a à ce point aucune importance lorsqu’un geste ou un objet tente de la franchir entièrement pour produire son effet (une moto projetée à la suite d’une glissade, une moto utilisée comme un sabre, un combat où les corps se déplacent à la vitesse d’un spectre, un saut d’esquive, etc.), c’est peut-être parce que cette distance n’est finalement qu’une faille, qu’une sorte d’entaille ou de plaie béante creusée dans l’image numérique et qu’il faut absolument refermer. La distance est aussi nette que fragile. Plus elle est claire et mise en valeur dans son espacement, plus elle pousse les corps séparés à se rapprocher le plus vite possible. Le 120 fps lacère l’image autant qu’elle la sublime.
La course de moto de Brogan et Junior Peut-être est-ce la raison pour laquelle Gemini Man ne prend jamais les choses frontalement, refuse de trancher, d’être clair dans ses enjeux et dans ses résolutions. Comme si quelque part, le film avait peur de s’entre-ouvrir lui-même, de s’éventrer sur sa propre technicité. Il faut voir l’ennui profond et la banalité avec laquelle Ang Lee met en scène l’exposition des personnages et des enjeux, dans un port puis sur un bateau en pleine mer, filmés avec la détermination qu’une webcam de station balnéaire. Toute intensité est refusée. Pas la moindre étincelle d’énergie, d’inquiétude, d’orgueil ou de motivation chez le personnage principal. Aucun enjeu n’est palpable. Aucune confrontation ne se solde par une domination physique de l’un sur l’autre. En témoignent les face-à-face de deux Will Smith séparés de 25 ans d’âge, dont la bizarrerie est frappante par la distance toujours clairement maintenue lors des affrontements, comme deux surfaces d’un même miroir: les visions superbes d’un Brogan traqué par son double Junior dans les rétroviseurs d’une voiture, sans qu’aucune mise au point ne soit faite dans le plan, ou l’opposition dans laquelle leurs profils ciselés se font face à la lumière d’une flashlight au fond d’une crypte. Une étrangeté qui atteint son paroxysme à la scène finale, où Borgan et Junior échangent tels un père et son fils à la sortie de l’université. Conversation soporifique au cours de laquelle les deux personnages ressemblent à deux pantins aux sourires figés, obligés de se regarder dans les yeux, de se répondre et de rire aux blagues affligeantes de l’autre, comme les deux faces d’un miroir. Car toute invective, toute intensité, toute domination d’un personnage sur l’autre, tout détournement du regard de l’un ou de l’autre, ou pire… des deux ! révèlerait l’entaille et le gouffre qui sépare les deux personnages. Et cette entaille dans l’image, c’est l’absence de sens, c’est la peinture d’un monde où tout est si lisse, si net, si précis, si lisible et si fluide que plus rien n’a de signification, où plus rien n’est visuellement hiérarchisé, où il n’y a plus besoin de focaliser un élément précis pour donner sens à l’image, où plus aucune distance n’est palpable, où plus rien n’a de mystère, de flou ou d’indétermination.
Mais tout cela est loin d’être un reproche. Car à l’instar d’une rafale de mitrailleuse lors du climax, où chaque balle est si nette qu’elle peut librement être observée indépendamment des autres, Gemini Man lit le monde en proposant une peinture inédite des forces qui s’y meuvent. Ces forces sont celle du vide, celle des distances, celle des espaces séparant les corps pour leur garantir une autonomie visuelle sidérante : qu’il s’agisse d’un brin d’herbe composant une prairie, d’une balle de mini-gun prise dans la tornade d’une rafale, d’un extraordinaire raccord sous-marin, ou d’un reflet dans le rétroviseur d’une voiture garée dans une ruelle saturée de couleurs, ces forces sont celles des entailles qui cherchent immédiatement à se refermer. En cela, demandons-nous légitimement si, quelque part, Ang Lee ne poursuivrait pas l’entreprise de Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), où la netteté des millions de débris et de morceaux de modules, présents et identifiables sur des échelles de profondeur de champ distinctes, révélaient des forces éphémères qui animent le vide, où une distance n’est plus un écart, mais finalement une force en elle-même, une force cinétique d’accélération, une force de re-fermeture de l’entaille qu’elle a elle-même engendrée.
Sous ses airs de série B ringarde, Gemini Man est surtout un objet touchant, un film effaré par ses propres capacités. À l’image de Junior, jeune Will Smith numérique tourmenté par le propre fait de son existence, il est tantôt surexcité de montrer ce qu’il sait faire, tantôt terrorisé par l’espace nécessaire à ses prouesses. Un espace qu’il s’empresse de refermer, le plus vite possible, tel un adolescent débordant d’énergie et d’assurance, mais dont le pire cauchemar, finalement, serait de surprendre son reflet dans un miroir.
Le face-à-face des deux Will Smith, Brogan et Junior