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Auteur/autrice : Alexandre Caoudal
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Festival Obskura – 28 juin – 1er juillet 2023
L’ouverture de la troisième édition du Festival Obskura a eu lieu au cinéma du TNB de Rennes le mercredi 28 juillet dernier. Cet événement, organisé par l’association Zéro de conduite et le Labo K, dresse chaque année un tour d’horizon international de l’actualité des pratiques cinématographiques sur support argentique, balayant du regard les différentes possibilités d’interventions sur pellicule et la variété de formats et de genres qu’embrassent les réalisateur.ice.s œuvrant à la survivance du support film. Pour cause, sur cinq films projetés, quatre l’étaient en copie 35mm. Ce programme inaugural, confectionné par Éric Thouvenel, réunissait les travaux d’artistes installé.e.s au Canada, comme Daïchi Saïto, Malena Szlam et Charles-André Coderre, membres du collectif Double Négatif basé à Montréal, ou Alexandre Larose, également montréalais, et, seule torontoise diffusée ce soir-là, Kelly Egan.
Les projections de films expérimentaux ont pour moi ceci de salutaire qu’elles laissent mon regard faire l’école buissonnière. Lorsque défile une bobine ouvragée artisanalement en laboratoire dans le but de procurer des expériences visuelles inhabituelles, j’oublie de penser à comprendre ce que je vois tant les propositions plastiques sont déconcertantes, voire inconfortables. Je commence à me demander comment je vois : comment l’image clignote-t-elle sur l’écran ? pourquoi suis-je si peu à l’aise devant ces images fulgurantes et agressives ? comment le projecteur, ronronnant derrière moi en cabine de projection, influe sur la persistance de ma perception rétinienne ? quelle méthode peut altérer l’image et la transmuter en vitrail de cellulose ? La narration, lorsqu’il y en a une, emprunte des voies de traverse et laisse la place à une attitude à la fois plus active de circonspection que je tente de résoudre (que suis-je en train de voir ?) et plus passive encore de veille face à des images qui délivrent avant tout leur résultat, un aboutissement de leur manufacture (y a-t-il quelque chose à comprendre ?).
.III (2022) Alexandre Larose Bien que la dissemblance plastique des films programmés était frappante, les films pris indépendamment les uns des autres semblaient, pour certains, irrigués ou subordonnés à des images déjà existantes, à des cinématographies expérimentales auparavant explorées. Plusieurs influences peuvent être tracées et plusieurs références peuvent être devinées, comme Ken Jacobs pour Daïchi Saïto, Mothlight (Stan Brakhage, 1963) et Retour à la raison (Man Ray, 1923) pour Kelly Egan ou la peinture sur film pour Charles-André Coderre. Malgré ces similarités, les procédés employés pour obtenir ces images qui m’en évoquent d’autres ne sont pas toujours, voire jamais, ceux qui furent employés dans leurs lointains parents filmiques. Par exemple, Granular Film – Beirut (2017) de Coderre, s’il me fait penser aux films peints que j’ai pu voir, n’est pourtant pas peint lui-même. Les coulées colorées de sels argentiques sur la pellicule sont produites par l’usage d’eau de Javel et d’autres altérations d’images filmées au préalable, et non pas par une intervention directe au pinceau ou au pochoir sur une pellicule vierge. Athyrium Filix-Femina (2016) d’Egan, empruntant aux insolations sur film de Ray et aux phytogrammes de Brakhage, mêle les deux techniques grâce au cynaotype, procédé photographique monochrome bleuté, pour inscrire la silhouette de végétaux sur des bobines déroulées au soleil.
Il était curieux de s’interroger sur la possibilité de renouvellement des inventions plastiques du cinéma argentique. Les réalisateur.ice.s exploitant le potentiel expérimental de la pellicule argentique, bien qu’ils innovent et n’abandonnent jamais ce vœu de découvrir des champs de l’image que le cinéma commercial traditionnel laisse souvent sur le bas-côté, semblent botter en touche face à la finitude de leur support. Certains acquis visuels, aussi éblouissants et aussi plaisants à retrouver soient-ils, paraissent indépassables. Peut-être me trompé-je et ne vois-je pas les ouvrier.ère.s du cinéma argentique avancer pas à pas, découvrant de nouvelles galeries d’images, et cultivant l’arborescence de leur fourmilière.
Il m’importe aussi d’évoquer la richesse sonore et musicale des films présentés en ouverture du festival, les membres de Double Négatif étant coutumiers des collaborations avec des musiciens, comme le projet de Charles-André Coderre, Malena Szlam et Radwan Ghazi Moumneh, Jerusalem in My Heart, sans compter la superbe improvisation de Jason Sharp accompagnant Engram of Returning (2015) de Saïto.
Engram of Returning (2015) Daïchi Saïto Le travail pointilleux et obsessionnel de certain.e.s réalisateur.ice.s expérimentaux.ales suit parfois une recherche personnelle et particulière. Les dizaines, voire centaines, de surimpressions qu’Alexandre Larose inscrit sans relâche sur la pellicule de ses films s’accumulent et étoffent l’image, l’enveloppant dans une brume chronophotographique. Après sa série des Brouillards (2008-2015), où un chemin reliant sa maison de famille au quai d’embarcation du lac situé non loin est parcouru à de nombreuses reprises, et où sa caméra rencontre les mêmes figures indéfinies par la répétition méticuleuse de leurs déambulations, Larose passe à une nouvelle série, celle des Scènes de ménage. Dans .III (2022), présenté en ouverture du festival, c’est à son père de répéter des gestes quotidiens (laisser glisser sa main sur la rampe d’appui de l’escalier, passer devant la fenêtre) qui, inlassablement reproduits sur la même pellicule, rendent une idée plastique de la mémoire, de ces images mentales qui ressurgissent et qui demeurent des impressions fugaces.
L’intérêt de Larose pour la mémoire, qu’il documente méthodiquement, est en partie partagé par Cécile Fontaine, dont six courts-métrages étaient projetés au Théâtre de la Parcheminerie jeudi 29 juin. La réalisatrice, créant ses films sans caméra et n’ayant même jamais tourné en pellicule, se procure, généralement par le don, des films jetés ou abandonnés qu’elle retravaille dans sa cuisine et sa salle de bain. Artiste de collage, elle découpe ces bandes trouvées et réarrange, réassemble les images pour en dégager une autre histoire. Dans Home Movie (1986), des scènes de vie de famille s’immiscent les unes dans les autres. Créant des symétries en retournant la pellicule découpée, faisant se succéder d’un photogramme à l’autre deux plans d’enfants courant dans un jardin, Fontaine joint des archives privées dans des espaces filmiques contiguës. Ce voisinage d’images accuse cependant une limite dans Histoires parallèles (1990), où sont entrelacées les archives militaires personnelles de son père et celle d’un nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Le motif des défilés et des événements officiels, s’il fait se suivre et cohabiter les images, n’estompe pas un inconfort moins visuel qu’idéologique, où différents états impérialistes, coloniaux et dictatoriaux sont mis au même plan sans plus de questionnement sur le sens que produit l’association des archives utilisées. Dans Safari Land (1996) et Silver Rush (1998), la rencontre de copies 16mm de films, de publicités et une nouvelle fois d’archives dégage, par la composition qu’en fait l’artiste, des imageries inséparables de l’occupation et de l’appropriation d’un territoire. Que ce soit la chasse d’espèces animales exotiques, non loin de la brutalité d’un Unsere Afrikareise (Peter Kubelka, 1966) sans le ton narquois et sarcastique, ou le western, dont le récit de la Conquête de l’Ouest s’infuse jusque dans des réclames pour des jeans, on comprend que la violence de l’Histoire est régulièrement présente dans le travail de Fontaine, ses images provoquant en nous des sursauts mémoriels souvent déplaisants.
Home Movie (1986) Cécile Fontaine Le samedi 1er juillet au Théâtre de la Parcheminerie, Federico Rossin était invité à partager les conclusions de ses recherches sur les cinémas féministes expérimentaux au cours d’un exposé-fleuve de plus de trois heures. Le pluriel est de rigueur tant l’imposant corpus réuni par le critique attestait une nouvelle fois d’un ensemble protéiforme, constatant que le cinéma et la théorie sont alliés dans la pratique du féminisme. Chacun des courts-métrages que Rossin a pu diffuser dans son entièreté dynamite, rogne et corrode les acquis du patriarcat, se méfiant de son hégémonie sur le langage, la technique et la pratique du cinéma, et cherchant avant tout à refonder ses outils et son vocabulaire pour proposer une véritable alternative à l’androcentrisme de l’industrie. Les ramifications formelles sont tellement nombreuses que l’exercice de la circonscription sous un seul terme, et en finalement si peu de temps, semble d’ailleurs périlleux. Le conférencier embrassait trop largement et finalement étreignait mal. L’abondance vertigineuse des propositions et des descriptions qu’en faisait Rossin, si elle porte le regard à satiété, néglige peut-être la compréhension générale d’une Histoire visuelle contestataire féministe qui n’a eu de cesse de répliquer, de trouver une réponse visuelle aux oppressions et aux violences qu’ont à subir les femmes. Passage en revue réjouissant et complet donc, mais peut-être pas encore investigation aboutie.
El Chinero – Un cerro fantasma (2022) Bani Khoshnoudi Sur la bonne quinzaine de films récents projetés au cours de cette édition, je n’ai pu en voir que huit. Encore et toujours très bigarrés, les programmes rassemblaient différents documentaires teintés d’anthropologie visuelle et d’ethnographie, ponctués par quelques créations plus abstraites. Il était frappant de voir autant de films s’intéresser au paysage, à son Histoire et essentiellement à ce qui a disparu ou est en train de s’effacer. Bloom (Helena Girón & Samuel Delgado, 2023), une fois explorées des terres arides cuites au soleil, immerge sa caméra à la recherche d’une île légendaire engloutie et de ses fantômes, ranimant la mythologie entre les algues et les poissons abyssaux. El Chinero – Un cerro fantasma (Bani Khoshnoudi, 2022) erre dans le désert du Mexique, scrutant entre les collines de poussière la dépouille oubliée d’une histoire des migrants chinois perdus dans ce territoire hostile suite à un exil politique. Under the Lake (Thanasis Trouboukis, 2022) suit une tisserande, un agriculteur et d’autres habitants d’un village grec submergé par un lac après la construction d’un imposant barrage hydraulique. After Work (Ben Rivers & Céline Condorelli, 2022) assiste à la construction d’une aire de jeu dans un quartier populaire du sud de Londres et intervertit les étapes de sa construction, entre sidérurgie et loisir, chantier et excursions nocturnes de renards et félins domestiques. Ces films recueillent des paysages, que leurs géographies soient reconfigurées par l’urbanisme et l’ingénierie ou non, pour mieux comprendre en retour l’impact qu’ils ont sur leurs occupants. Masao Adachi et Kōji Wakamatsu avaient initié ce projet de figuration du paysage comme visage observant et influençant en retour l’espèce humaine qui l’habite dans Déclaration de guerre mondiale: Armée Rouge / Front de Libération Palestinien (1971) et A.K.A. Serial Killer (1975) et dans des textes théoriques, suivis par Chantal Akerman avec Sud (1999) et Éric Baudelaire dans L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi et 27 années sans images (2011) et Also Known as Jihadi (2017). La violence notable que peut nous renvoyer le paysage urbain se retrouve concentrée dans le chaudron d’énergie négative qu’était Twin City Twist (Callon Murphy, 2023), également présent dans les programmations d’Obskura cette année, suivant le courant dévastateur qui traverse la ville de Minneapolis. Outre ces examens environnementaux, les programmes comprenaient, comme je le disais ci-dessus, quelques films plus plastiques, comme À quelle distance tombe la foudre ? (Aurélie Percevault, 2020), Bosco (Stefano Canapa & Lucie Leszez, 2023) et Señales de humo (Claudio Caldini, 2022). Le premier saisit les éclairs d’un orage sur une fragile bande 8mm, ne retenant que les instants d’exposition sur la pellicule. Le second enchevêtre différentes prises de vue sur la végétation de La Chapelle-en-Vercors de ses réalisateur.ice.s et de Joyce Lainé, et les unit dans un noir et blanc contrasté à l’extrême. Le dernier produit des effets étonnamment nuancés à partir d’applications d’encre de Chine sur pellicule 8mm, de la tâche aux pointillés en passant par des nuées plus ou moins compactes de picoteries et de volutes.
Señales de humo (2022) Claudio Caldini Pour finir, je tiens avant tout à remercier l’équipe de Festival Obskura, l’association Zéro de conduite et le collectif du Labo K. Malgré quelques réserves, je ne peux bouder le plaisir que j’ai eu à découvrir ces films dans les meilleures conditions possibles. Grâce à leur travail, j’ai pu laisser vagabonder mes yeux et ma cervelle vers des images et des réflexions qu’il fait du bien de retrouver et de dégager. Le champ du cinéma expérimental accuse peut-être l’attente et l’appréhension de retrouvailles avec certaines pierres angulaires balisées que l’on ne peut éviter, mais reste quoi qu’il arrive un ouvroir fructueux des possibles du cinéma argentique.
PS : Mention spéciale à la très belle performance sonore bruitiste sur bande magnétique et en stéréo de Guillaume Launay et Florian Stéphant, Duo de Revox, présentée le samedi 1er juillet à 19h30 au Théâtre de la Parcheminerie.
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À propos d’une carte blanche accordée au Labo K
Le Cinéma du TNB a accordé le 3 mai dernier, dans le cadre de son Printemps Breton, une carte blanche au collectif rennais Labo K. Créé en 2014, cet atelier d’expérimentation argentique réunit différent·e·s artistes (cinéastes, photographes, musicien·ne·s) autour des pratiques artisanales du filmage, du développement et de la projection de pellicules 8mm et 16mm.
Présentée par Éric Thouvenel, la séance attestait de la variété des formes que les films du Labo K peuvent produire : un ciné-récital, mêlant la projection d’un film 16mm à des projections de diapositives accompagnées au piano ; un exercice minutieux de grattage sur pellicule 8mm ; un documentaire traitant des bouleversements que rencontrent les voies ferroviaires entre le Bretagne et les Hauts-de-France ; une version reconstituée en laboratoire d’une ciné-performance composée à Saint-Malo et, pour clôturer la séance, une performance à trois projecteurs, restitution d’une résidence d’un mois au Mexique.
Photographie de la ciné-performance Màquinas de palabras créée en mars 2023 à Mexico. Rien ne ressemble moins à un film expérimental qu’un autre film expérimental. Chacune des projections était le fruit des tentatives et tâtonnements des membres du laboratoire, appliqués à perpétuer des manières différentes de voir et d’entendre. La narration et la représentation se troublent, et, pour se faire, les réalisateur·ice·s effectuent un pas de côté en ne les considérant plus comme des acquis immuables. Les films s’écrivent sans prévision, conjointement à la prise de vue, au travail dans la chambre noir et au montage, voire à la progression de la performance, c’est-à-dire à fur et à mesure de la projection. La forme fixe d’un film peut s’établir au moment où une nouvelle idée se dessine et où s’ébauche un prochain film, comme si travailler un film revenait à déjà travailler le suivant. Les notions de réussite et d’échec s’amenuisent à l’aune de ce cadre de travail. Simon Guiochet avoue apprécier particulièrement certains passages de son film dont le développement ne s’est pourtant pas déroulé comme il l’avait prévu. Laëtitia Poligné, commençant à filmer ses allées et venues en train, finit par incorporer en piste sonore de son projet les observations d’un cheminot rencontré par hasard.
Le Labo K au Festival Travelling 2018 (Rennes) pendant leur ciné-performance SCRTCH. © Gilles Pensart Un laboratoire artisanale argentique peut être ainsi vu comme une garantie pour les artistes de se prévenir des accidents involontaires en les incluant dans l’écriture de leur film, faisant de l’échec une possible réussite. Les égarements des réalisateur·ice·s deviennent des enrichissements qu’ils peuvent ensuite partager entre elleux. La mise en commun des outils, des techniques et des savoirs leur offre des solutions pratiques et des bases de réflexion pour avancer dans leurs projets respectifs. Cependant, ce socle commun à l’atelier, qui est autant sa force que sa faiblesse, peut aussi uniformiser les entreprises de ses recrues par des recours répétés aux mêmes trouvailles et atténuer les singularités d’un projet collectif. Je me réjouis de constater que, dans le cas du Labo K, ces échanges contribuent à la mise en œuvre de ciné-performances où plusieurs projecteurs 16mm combinent sur l’écran des images conçues en groupe, croisant dans Màquinas de palabras le cinéma et la typographie à une création musicale de Franck Lawrence. La plus belle réussite du cinéma d’atelier argentique pourrait être celle-ci : l’invention en direct, selon les circonstances, d’un film réalisé à plusieurs, dont la projection rejoue incessamment sa forme qui demeure inachevée.
Saccade (202?) Nicolas David et Léo Prud’homme – 15′
Écorces (2020) Maude Gallon – 5′
À l’horizon des événements (2023) Laëtitia Poligné
Englouties (2020-2021) Simon Guiochet -14′
Màquinas de palabras (2023) Emmanuel Piton, Estelle Ribeyre, Typhen Rocchia et Frank Lawrence – 30′
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Passer le coin de la rue et traverser le carrefour
Sur la mini-série The Corner (2000) de David Simon, David Mills et Robert F. Colesberry
« L’été dernier, je suis revenu ici, à Baltimore, dans le Maryland, pour filmer la vie au coin de cette rue. […] Un lieu où on va pour être vu, et pour beaucoup de gens c’est le centre d’information du quartier. Pour savoir qui a la bonne came, qui s’est fait tué la nuit dernière, pourquoi et par qui, on vient ici. Le paradoxe, c’est que d’un côté, ce coin de rue fourmille de vie. De l’énergie des êtres humains qui essaient de survivre jusqu’au lendemain. Mais c’est aussi un lieu de mort. Que ce soit la mort lente de la drogue ou la soudaineté des coups de feu. »
C’est par cette allocution que l’acteur noir-américain Charles S. Dutton introduit sa propre mini-série The Corner, endossant le rôle de l’hôte de l’émission qu’il réalise. À l’instar de Rod Sterling dans La Quatrième dimension ou d’Alfred Hitchcock dans le tautologique Alfred Hitchcock présente, Dutton inaugure et clôture chacun des six épisodes. Il n’énonce cependant pas de morales conclusives avec la désinvolture et le flegme de ses homologues. Excepté cette adresse inaugurale aux spectateurs, il se tient derrière la caméra et mène de brefs entretiens individuels in vivo. Les acteurs se succèdent pour témoigner à tour de rôle, prenant la parole en lieu et place des membres de la famille McCullough et de leurs voisins, au croisement de Monroe et La Fayette Street, bas-fond du narco-trafic de Baltimore. Dutton cède ainsi sa prérogative de show host d’apparaître lui-même aux extrémités d’un épisode à ses interprètes. Ces derniers répondent aux questions, exprimant les doutes et aspirations des personnages. Avant de souscrire à la fiction rejouant la vie de la famille McCullough et de leurs voisins, la série prend l’apparence d’un (faux) reportage. L’intermède d’un plan long, sans montage, est dédié à un acteur particulier. La cadre suit un bref instant ses déplacements dans le ghetto et recueille les réponses qu’il apporte aux questions que son personnage se pose.
Un écho résonne entre ces « franches » confessions reconstituées et l’épisode qu’elles bordent. L’ébranlement des personnages est relayé par un truchement testimonial en prélude du jeu des acteurs. Les parcours de vie retracés sont alors crédibilisés, attestés par les marges où le casting façonne la simulation. Les artifices que The Corner emprunte aux séries ne sont pas seulement utilisés pour authentifier la fiction, mais servent également à renforcer le semblant documentaire de cette dernière. La croyance que ces préambules et résolutions d’épisodes ménagent chez le spectateur est celle que les cartons bardés TRUE STORIES ne peuvent garantir. Il s’agit moins d’une distanciation que d’un moyen d’adhésion à la plausibilité de la fiction. De nettes variations de filmage et de subtiles variations de jeu étayent l’intention documentarisante du réalisateur.Le regard que DeAndre McCullough lance directement à la caméra lorsque Dutton lui pose une question fâcheuse traduit ce souci par la prise en considération de l’appareil, son immédiate désignation par l’interprétation. Semblablement, Gary, père de DeAndre, met en suspens l’interview de Dutton le temps de s’acheter une cigarette au détail. Son entrée dans l’échoppe et sa sortie de champs accorde un délai au cadreur pour effectuer un panoramique depuis le coin de rue où il se situe. Les riverains le toisent, les dealers s’approchent à bonne distance de l’intrus. Un toxicomane, sorti de sa happy house, salue avec méfiance la caméra en passant. Le mouvement d’appareil supporte par son balayage l’édification d’un index, dressant la cartographie du coin de rue où le portrait de Gary prend place. Une fois le panoramique à 360° achevé, Gary sort enfin de la boutique, allume sa cigarette, et évoque le bon vieux temps en reprenant le fil de sa confession.
Cette époque révolue, illustrée par des flashbacks, n’apparaît que dans le corps des épisodes. Leurs lisières, en s’y mêlant, y perdraient leur aspect vraisemblable par une coupure du plan. Ces fragments ressurgis du passé, généralement montés parallèlement aux obstacles rencontrés par les protagonistes, cristallisent les désarrois actuels et désignent les racines d’une pente raide sur laquelle les personnages glissent inconsciemment. Les possibilités de la fiction prennent ici le relai, délaissant la présomption d’authenticité, et sollicitent l’assentiment du spectateur envers les McCullough. Le quartier était reluisant, les espoirs étaient gonflés, les familles soudées. Les couleurs vives d’alors, tranchant avec le terne présent, soulignent les récréations d’une consommation épisodique précédant les cicatrices sombres d’une addiction quotidienne.
The Corner n’abandonne les outils de la fiction et l’illusion documentaire qu’au moment de replier définitivement son récit. Lorsque Gary traverse le carrefour en ouverture du premier épisode, le réalisateur invite un groupe de quatre personnes à faire le chemin inverse au cours de l’excipit. Les vrais DeAndre McCullough, Fran Boyd, sa mère, Tyreeka Freamon, ancienne compagne de DeAndre, et George « Blue » Epps se réunissent devant la caméra pour faire le bilan sur leur abstinence et appuyer l’utilité préventive de la série. Ils reviennent sur les pas de Gary, depuis décédé d’une overdose. Ils quittent également les rôles qu’ils avaient dans la fiction (un officier de police, une assistante sociale, une caissière et un travailleur de refuge social) et redonnent aux personnages leurs vrais visages. Ils révèlent que ses rôles qu’ils jouaient sont en vérité proches de ceux qu’ils sont devenus. Le flux libre des prises paroles est entrecoupé de rapides fondus au noir. Le montage rapièce ces confessions, la fluidité du filmage ne pouvant soudainement plus être assurée face au véritable sujet documentaire servant de moteur à la fiction.
Adapté du livre éponyme d’Edward Burns et David Simon, également scénariste de la série, la mise en scène de The Corner emploie différents degrés de fictionnalisation de la matière documentaire qu’elle retranscrit. Le livre-enquête de Burns et Simon s’appuyait sur des entretiens ensuite novelisés. Ne pouvant disposer des mêmes témoignages que l’ouvrage, et n’échaffaudant jamais de docu-fiction, la série prend le partie de faire rejouer lesdits entretiens. Le rude présent des personnages, s’étalant sur une année, est ensuite adapté en feuilleton. Les analepses, lointains souvenirs pour les habitants de West Baltimore, sonnent eux tristement surfait, pris en étau par la détresse qui s’en suit. The Corner, par son naturalisme et la concision de son travail d’adaptation, trouve un juste équilibre pour restituer les points de vue d’une communauté noire-américaine ravagée par l’addiction et le recèle. Les faux-semblants documentaires préviennent d’un surplus de dramatisation, et la fictionnalisation sert une empathie envers des personnages que les circonstances ont rendus parfois intraitables sinon ingrats. La série parvient à rendre justice aux égarements des déclassés de LaFayette et à embrasser avec mansuétude les cimes et les abysses de leurs vies.
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Trois films d’actualités d’Hans Berge
Sur une sélection de films des premiers temps
Course de luge à Korketrekkeren Une caserne de pompiers à Berlin Au ski Hans Ø. Berge fut l’un des premiers artisans du film d’actualité norvégien. Premier opérateur de prise de vue (filmfotograf) de son pays natal, il revient en 1907 d’un voyage de cinq ans aux États-Unis. Nous pouvons imaginer qu’il découvrit au cours de ce périple les attractions mouvantes que proposaient au public divers industriels et prestidigitateurs et lui inspirèrent une envie irrépressible d’enregistrer des images.
Parmi les quelques films d’actualités attribués à Hans Berge disponibles sur YouTube, nous découvrons les premiers vols de biplans norvégiens en octobre 1910 ou une installation par bateaux des différents segments d’un pont métallique. Ces bandes d’une durée approximative de dix minutes défilaient en ouverture des séances, lors des premiers temps du cinéma. Leurs contenus et leurs formes évoquent un prototype lointain de nos actuels journaux télévisés. À une époque où les tubes cathodiques et les écrans plasma ne nous ouvraient pas encore une fenêtre quasi simultanée sur nos antipodes, ils avaient une place singulière au sein des programmes de cinéma.
Le 47e Festival La Rochelle Cinéma a été l’occasion de redécouvrir trois films du preneur de vues, restaurés en 2018, en avant-séance de La Fille de la tourbière (1917) de Victor Sjöström. Ces métrages n’ont de cesse de me questionner sur la nature de la satisfaction qu’ils m’ont procurée. Ils ne mettent à notre disposition qu’une compréhension parcellaire de l’entre-deux-guerres. Le peu d’informations accessibles concernant Hans Berge m’empêchent de mieux comprendre cette récréation. Le caractère informatif des films se croise avec le divertissement qu’il met parfois en œuvre et finit par se confondre avec lui. Cette sélection du festival fut malgré tout une opportunité appréciable d’accéder à ses documents de la Librairie Nationale de Norvège. L’expérience offre un aperçu de certaines conditions de projection de la première moitié du vingtième siècle, ressurgissant comme des capsules temporelles.
Course de luge à Korketrekkeren (1920) est tourné sur la piste du même nom, longue de deux kilomètres. Située dans le quartier de Frognerserten, elle est la plus étendue d’Oslo. Les concurrents défilent dans l’ordre numérique de leurs dossards le long de l’aménagement naturel propice aux sports de glisse. Bordés par le cordon du public, nombre d’entre eux échouent à négocier leur virage. Berge capte ces différentes cabrioles, montées consécutivement, confirmant les périls de l’épreuve. Ces risques sportifs sont donnés à ressentir lorsque la caméra est embarquée sur une des luges et dévale quelques centaines de mètres. L’exécution sportive laisse la place à une forme de sensation visuelle, où tremble l’épaisse couche de neige et les feuillages touffus des pinèdes. Les spasmes agitant l’image traduisent en flou et en tressautements les frissons inhérents à ses tournois hivernaux.
Une caserne de pompiers à Berlin (1925) témoigne de la précision des soldats du feu allemands. L’ascension millimétrée d’une façade et le télescopage des échelles étonnent par son synchronisme. L’entraînement n’est déjà plus une répétition tant les mouvements semblent chorégraphiés. D’autant qu’il laisse place, après une alarme signifiée par un carton, à une ébauche de fiction où les sapeurs s’exercent à éteindre un incendie déclenché. Une lance à eau escamotable, se dressant comme un cou de girafe, leur permet d’atteindre les plus hautes fenêtres. Le site d’entraînement, devenu plateau de cinéma, est l’occasion de passer en revue les différents progrès techniques de la caserne, à l’instar de ce scaphandre caoutchouteux propageant un parapluie aqueux au-dessus de la tête du pompier l’ayant enfilé.
Au ski (1925) est une archive d’apparence plus personnelle des activités sportives de loisir auxquelles s’adonne une bande de jeunes adultes. Ils dégringolent sur une pente bien plus courte que la piste de Korketrekkeren. Certains y glissent sur la semelle de leurs chaussures et terminent par défiler en file indienne, assis en tailleur. Il s’agit en quelque sorte d’un film de vacances. Comme le montre ce plan où l’un des villégiateurs, travesti en grand-mère dotée d’un fichu, moud du café devant ses compagnons hilares. Hans Berge lui-même se laisse aller aux plaisirs du « trucage » et passe certaines glissades de la modeste pente à l’envers, faisant remonter la pente à des luges pourtant chargées de plusieurs passagers.
En somme, j’ai reçu ces films d’actualités comme des propositions de filmage, des tâtonnements de la mise en scène ou de mise en action d’images mises bout à bout. Nous ne saurions appeler ces tentatives des inventions, à moins d’être présomptueux. Il s’agirait plutôt d’une étape parmi d’autres de la mise en place des modes de filmage. Je me suis ainsi (re)découvert un certain goût pour le cinéma des premiers temps. Ces films-documents témoignent de l’engouement d’antan pour le progressisme, exprimé par l’information sur l’industrie et les inventions de l’époque. Cette extravagante combinaison ignifuge citée plus tôt se révèle, de nos jours, aussi incongrue que les machines volantes de Jules Verne. Cette simple envie de filmer, d’enregistrer la vie de son époque et d’employer les nouveaux outils à notre disposition suffit pour justifier, en tout cas à mes yeux, un emballement imprévu pour les travaux de Hans Berge.