Festival Obskura – 28 juin – 1er juillet 2023

L’ouverture de la troisième édition du Festival Obskura a eu lieu au cinéma du TNB de Rennes le mercredi 28 juillet dernier. Cet événement, organisé par l’association Zéro de conduite et le Labo K, dresse chaque année un tour d’horizon international de l’actualité des pratiques cinématographiques sur support argentique, balayant du regard les différentes possibilités d’interventions sur pellicule et la variété de formats et de genres qu’embrassent les réalisateur.ice.s œuvrant à la survivance du support film. Pour cause, sur cinq films projetés, quatre l’étaient en copie 35mm. Ce programme inaugural, confectionné par Éric Thouvenel, réunissait les travaux d’artistes installé.e.s au Canada, comme Daïchi Saïto, Malena Szlam et Charles-André Coderre, membres du collectif Double Négatif basé à Montréal, ou Alexandre Larose, également montréalais, et, seule torontoise diffusée ce soir-là, Kelly Egan.

Les projections de films expérimentaux ont pour moi ceci de salutaire qu’elles laissent mon regard faire l’école buissonnière. Lorsque défile une bobine ouvragée artisanalement en laboratoire dans le but de procurer des expériences visuelles inhabituelles, j’oublie de penser à comprendre ce que je vois tant les propositions plastiques sont déconcertantes, voire inconfortables. Je commence à me demander comment je vois : comment l’image clignote-t-elle sur l’écran ? pourquoi suis-je si peu à l’aise devant ces images fulgurantes et agressives ? comment le projecteur, ronronnant derrière moi en cabine de projection, influe sur la persistance de ma perception rétinienne ? quelle méthode peut altérer l’image et la transmuter en vitrail de cellulose ? La narration, lorsqu’il y en a une, emprunte des voies de traverse et laisse la place à une attitude à la fois plus active de circonspection que je tente de résoudre (que suis-je en train de voir ?) et plus passive encore de veille face à des images qui délivrent avant tout leur résultat, un aboutissement de leur manufacture (y a-t-il quelque chose à comprendre ?).

.III (2022) Alexandre Larose

Bien que la dissemblance plastique des films programmés était frappante, les films pris indépendamment les uns des autres semblaient, pour certains, irrigués ou subordonnés à des images déjà existantes, à des cinématographies expérimentales auparavant explorées. Plusieurs influences peuvent être tracées et plusieurs références peuvent être devinées, comme Ken Jacobs pour Daïchi Saïto, Mothlight (Stan Brakhage, 1963) et Retour à la raison (Man Ray, 1923) pour Kelly Egan ou la peinture sur film pour Charles-André Coderre. Malgré ces similarités, les procédés employés pour obtenir ces images qui m’en évoquent d’autres ne sont pas toujours, voire jamais, ceux qui furent employés dans leurs lointains parents filmiques. Par exemple, Granular Film – Beirut (2017) de Coderre, s’il me fait penser aux films peints que j’ai pu voir, n’est pourtant pas peint lui-même. Les coulées colorées de sels argentiques sur la pellicule sont produites par l’usage d’eau de Javel et d’autres altérations d’images filmées au préalable, et non pas par une intervention directe au pinceau ou au pochoir sur une pellicule vierge. Athyrium Filix-Femina (2016) d’Egan, empruntant aux insolations sur film de Ray et aux phytogrammes de Brakhage, mêle les deux techniques grâce au cynaotype, procédé photographique monochrome bleuté, pour inscrire la silhouette de végétaux sur des bobines déroulées au soleil.

Il était curieux de s’interroger sur la possibilité de renouvellement des inventions plastiques du cinéma argentique. Les réalisateur.ice.s exploitant le potentiel expérimental de la pellicule argentique, bien qu’ils innovent et n’abandonnent jamais ce vœu de découvrir des champs de l’image que le cinéma commercial traditionnel laisse souvent sur le bas-côté, semblent botter en touche face à la finitude de leur support. Certains acquis visuels, aussi éblouissants et aussi plaisants à retrouver soient-ils, paraissent indépassables. Peut-être me trompé-je et ne vois-je pas les ouvrier.ère.s du cinéma argentique avancer pas à pas, découvrant de nouvelles galeries d’images, et cultivant l’arborescence de leur fourmilière.

Il m’importe aussi d’évoquer la richesse sonore et musicale des films présentés en ouverture du festival, les membres de Double Négatif étant coutumiers des collaborations avec des musiciens, comme le projet de Charles-André Coderre, Malena Szlam et Radwan Ghazi Moumneh, Jerusalem in My Heart, sans compter la superbe improvisation de Jason Sharp accompagnant Engram of Returning (2015) de Saïto.

Engram of Returning (2015) Daïchi Saïto

Le travail pointilleux et obsessionnel de certain.e.s réalisateur.ice.s expérimentaux.ales suit parfois une recherche personnelle et particulière. Les dizaines, voire centaines, de surimpressions qu’Alexandre Larose inscrit sans relâche sur la pellicule de ses films s’accumulent et étoffent l’image, l’enveloppant dans une brume chronophotographique. Après sa série des Brouillards (2008-2015), où un chemin reliant sa maison de famille au quai d’embarcation du lac situé non loin est parcouru à de nombreuses reprises, et où sa caméra rencontre les mêmes figures indéfinies par la répétition méticuleuse de leurs déambulations, Larose passe à une nouvelle série, celle des Scènes de ménage. Dans .III (2022), présenté en ouverture du festival, c’est à son père de répéter des gestes quotidiens (laisser glisser sa main sur la rampe d’appui de l’escalier, passer devant la fenêtre) qui, inlassablement reproduits sur la même pellicule, rendent une idée plastique de la mémoire, de ces images mentales qui ressurgissent et qui demeurent des impressions fugaces.

L’intérêt de Larose pour la mémoire, qu’il documente méthodiquement, est en partie partagé par Cécile Fontaine, dont six courts-métrages étaient projetés au Théâtre de la Parcheminerie jeudi 29 juin. La réalisatrice, créant ses films sans caméra et n’ayant même jamais tourné en pellicule, se procure, généralement par le don, des films jetés ou abandonnés qu’elle retravaille dans sa cuisine et sa salle de bain. Artiste de collage, elle découpe ces bandes trouvées et réarrange, réassemble les images pour en dégager une autre histoire. Dans Home Movie (1986), des scènes de vie de famille s’immiscent les unes dans les autres. Créant des symétries en retournant la pellicule découpée, faisant se succéder d’un photogramme à l’autre deux plans d’enfants courant dans un jardin, Fontaine joint des archives privées dans des espaces filmiques contiguës. Ce voisinage d’images accuse cependant une limite dans Histoires parallèles (1990), où sont entrelacées les archives militaires personnelles de son père et celle d’un nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Le motif des défilés et des événements officiels, s’il fait se suivre et cohabiter les images, n’estompe pas un inconfort moins visuel qu’idéologique, où différents états impérialistes, coloniaux et dictatoriaux sont mis au même plan sans plus de questionnement sur le sens que produit l’association des archives utilisées. Dans Safari Land (1996) et Silver Rush (1998), la rencontre de copies 16mm de films, de publicités et une nouvelle fois d’archives dégage, par la composition qu’en fait l’artiste, des imageries inséparables de l’occupation et de l’appropriation d’un territoire. Que ce soit la chasse d’espèces animales exotiques, non loin de la brutalité d’un Unsere Afrikareise (Peter Kubelka, 1966) sans le ton narquois et sarcastique, ou le western, dont le récit de la Conquête de l’Ouest s’infuse jusque dans des réclames pour des jeans, on comprend que la violence de l’Histoire est régulièrement présente dans le travail de Fontaine, ses images provoquant en nous des sursauts mémoriels souvent déplaisants.

Home Movie (1986) Cécile Fontaine

Le samedi 1er juillet au Théâtre de la Parcheminerie, Federico Rossin était invité à partager les conclusions de ses recherches sur les cinémas féministes expérimentaux au cours d’un exposé-fleuve de plus de trois heures. Le pluriel est de rigueur tant l’imposant corpus réuni par le critique attestait une nouvelle fois d’un ensemble protéiforme, constatant que le cinéma et la théorie sont alliés dans la pratique du féminisme. Chacun des courts-métrages que Rossin a pu diffuser dans son entièreté dynamite, rogne et corrode les acquis du patriarcat, se méfiant de son hégémonie sur le langage, la technique et la pratique du cinéma, et cherchant avant tout à refonder ses outils et son vocabulaire pour proposer une véritable alternative à l’androcentrisme de l’industrie. Les ramifications formelles sont tellement nombreuses que l’exercice de la circonscription sous un seul terme, et en finalement si peu de temps, semble d’ailleurs périlleux. Le conférencier embrassait trop largement et finalement étreignait mal. L’abondance vertigineuse des propositions et des descriptions qu’en faisait Rossin, si elle porte le regard à satiété, néglige peut-être la compréhension générale d’une Histoire visuelle contestataire féministe qui n’a eu de cesse de répliquer, de trouver une réponse visuelle aux oppressions et aux violences qu’ont à subir les femmes. Passage en revue réjouissant et complet donc, mais peut-être pas encore investigation aboutie.

El Chinero – Un cerro fantasma (2022) Bani Khoshnoudi

Sur la bonne quinzaine de films récents projetés au cours de cette édition, je n’ai pu en voir que huit. Encore et toujours très bigarrés, les programmes rassemblaient différents documentaires teintés d’anthropologie visuelle et d’ethnographie, ponctués par quelques créations plus abstraites. Il était frappant de voir autant de films s’intéresser au paysage, à son Histoire et essentiellement à ce qui a disparu ou est en train de s’effacer. Bloom (Helena Girón & Samuel Delgado, 2023), une fois explorées des terres arides cuites au soleil, immerge sa caméra à la recherche d’une île légendaire engloutie et de ses fantômes, ranimant la mythologie entre les algues et les poissons abyssaux. El Chinero – Un cerro fantasma (Bani Khoshnoudi, 2022) erre dans le désert du Mexique, scrutant entre les collines de poussière la dépouille oubliée d’une histoire des migrants chinois perdus dans ce territoire hostile suite à un exil politique. Under the Lake (Thanasis Trouboukis, 2022) suit une tisserande, un agriculteur et d’autres habitants d’un village grec submergé par un lac après la construction d’un imposant barrage hydraulique. After Work (Ben Rivers & Céline Condorelli, 2022) assiste à la construction d’une aire de jeu dans un quartier populaire du sud de Londres et intervertit les étapes de sa construction, entre sidérurgie et loisir, chantier et excursions nocturnes de renards et félins domestiques. Ces films recueillent des paysages, que leurs géographies soient reconfigurées par l’urbanisme et l’ingénierie ou non, pour mieux comprendre en retour l’impact qu’ils ont sur leurs occupants. Masao Adachi et Kōji Wakamatsu avaient initié ce projet de figuration du paysage comme visage observant et influençant en retour l’espèce humaine qui l’habite dans Déclaration de guerre mondiale: Armée Rouge / Front de Libération Palestinien (1971) et A.K.A. Serial Killer (1975) et dans des textes théoriques, suivis par Chantal Akerman avec Sud (1999) et Éric Baudelaire dans L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi et 27 années sans images (2011) et Also Known as Jihadi (2017). La violence notable que peut nous renvoyer le paysage urbain se retrouve concentrée dans le chaudron d’énergie négative qu’était Twin City Twist (Callon Murphy, 2023), également présent dans les programmations d’Obskura cette année, suivant le courant dévastateur qui traverse la ville de Minneapolis. Outre ces examens environnementaux, les programmes comprenaient, comme je le disais ci-dessus, quelques films plus plastiques, comme À quelle distance tombe la foudre ? (Aurélie Percevault, 2020), Bosco (Stefano Canapa & Lucie Leszez, 2023) et Señales de humo (Claudio Caldini, 2022). Le premier saisit les éclairs d’un orage sur une fragile bande 8mm, ne retenant que les instants d’exposition sur la pellicule. Le second enchevêtre différentes prises de vue sur la végétation de La Chapelle-en-Vercors de ses réalisateur.ice.s et de Joyce Lainé, et les unit dans un noir et blanc contrasté à l’extrême. Le dernier produit des effets étonnamment nuancés à partir d’applications d’encre de Chine sur pellicule 8mm, de la tâche aux pointillés en passant par des nuées plus ou moins compactes de picoteries et de volutes.

Señales de humo (2022) Claudio Caldini

Pour finir, je tiens avant tout à remercier l’équipe de Festival Obskura, l’association Zéro de conduite et le collectif du Labo K. Malgré quelques réserves, je ne peux bouder le plaisir que j’ai eu à découvrir ces films dans les meilleures conditions possibles. Grâce à leur travail, j’ai pu laisser vagabonder mes yeux et ma cervelle vers des images et des réflexions qu’il fait du bien de retrouver et de dégager. Le champ du cinéma expérimental accuse peut-être l’attente et l’appréhension de retrouvailles avec certaines pierres angulaires balisées que l’on ne peut éviter, mais reste quoi qu’il arrive un ouvroir fructueux des possibles du cinéma argentique.

PS : Mention spéciale à la très belle performance sonore bruitiste sur bande magnétique et en stéréo de Guillaume Launay et Florian Stéphant, Duo de Revox, présentée le samedi 1er juillet à 19h30 au Théâtre de la Parcheminerie.