L’esthétique doit-elle casser des briques ? 

Cet article a été écrit au mois de juin 2023, puis publié dans le quatrième numéro de la revue Apaches, en juillet 2023. 

La sélection du film de Maïwenn Jeanne du Barry (avec Johnny Depp en tête d’affiche) en ouverture du Festival de Cannes est un nouveau sommet d’indécence atteint par le milieu du cinéma français. Le scandale qu’est le maintien en sélection officielle du dernier film de Catherine Corsini Le Retour, malgré l’enquête dont il fut l’objet dans Libération n’est qu’un bonus. 

À cela s’ajoute l’actualisation via Médiapart des accusations de viols visant l’acteur Gérard Depardieu (mis en examen, il tourne malgré tout dans quatre films en 2022), l’affaire Les Amandiers (mettant en cause l’acteur Sofiane Bennacer, faisant l’objet d’une plainte pour viol, la réalisatrice Valéria Bruni-Tedeschi ainsi que la production pour l’avoir protégé en connaissance de cause, là encore d’après Libération). 

Face à tout cela, même Télérama se radicalise en relayant la lettre d’Adèle Haenel qui, contrairement à Depardieu, ne tourne plus beaucoup et pour cause, elle annonce ce que l’on savait déjà par le biais d’un précédent entretien accordé en 2021 à un journal allemand : elle quitte volontairement le milieu du cinéma, elle « se met en grève ». 

Face à cette impunité, la presse généraliste a fait son travail pour résumer les différentes affaires. Depp battait Amber Heard et les faits ont été établis par la justice britannique en 2020. Une dizaine d’actrices témoignent à Médiapart des agressions infligées par Gérard Depardieu et Libération propose une enquête détaillée des différents manquements au droit du travail sur le tournage du Retour. Ce même journal relate également une certaine complaisance de la part de la productrice et de la réalisatrice vis-à-vis d’agressions sexuelles et morales qui auraient eu lieu sur le tournage et détaille les incohérences dans la défense des producteurs des Amandiers. Bien entendu, les rédactions plus conservatrices font la sourde oreille ou dénigrent activement toutes ces affaires. 

Ce qui interroge davantage est peut-être la place que prend la critique de cinéma dans ces débats. De nombreux textes et tribunes sont publiés ici et là : à Libération Camille Nevers rédige quelques billets et des tribunes signées par de nombreuses actrices sont publiées ; à Télérama, la corédactrice en chef de la section cinéma Marie Sauvion publie également des billets et plus généralement, la « polémique » n’est pas ignorée par nos collègues qui se débrouillent toujours pour y ajouter un mot de sympathie ou de mépris. Pendant ce temps, Thierry Frémaux se marre et rappelle aux journalistes présents à une conférence de presse que s’ils croyaient vraiment que le Festival de Cannes était un repaire de violeurs, ils ne seraient pas tous là à l’écouter. 

Comment ne pas lui donner raison lorsque, en parallèle des textes précédemment cités, toute la presse spécialisée et généraliste relaie poliment chaque sortie ? C’est le cas de Libération (pourtant acteur important de l’actuelle vague d’indignation) qui a fait le point tous les jours sur la qualité de tel ou tel film de la compétition officielle ou parallèle. Il est difficile de croire à un changement prochain dans les pratiques des cinéastes et des festivals lorsque l’on observe que, viol ou pas viol, accusation ou pas, jugement ou non, les journalistes couvriront quoi qu’il arrive les films (Le Masque et la Plume par exemple chroniquait Umami avec Gérard Depardieu en même temps que Jeanne du Barry avec Johnny Depp dans une émission visiblement à thème). 

Si l’on part du principe qu’il n’y a pas de mauvaise publicité, les films et ceux qui les font s’en sortent toujours gagnants. Par ailleurs et relativement au succès des Amandiers, l’annonce de l’affaire pendant son exploitation n’a pas fait plonger le film en termes d’entrées en salle, pas plus que les autres films du même acabit en 3e semaine d’exploitation. Ce dernier a même bénéficié d’une ressortie au très fréquenté festival Télérama… Encore un cas de schizophrénie journalistique. 

Que les journalistes de cinéma ne puissent pas se passer d’une semaine à Cannes pour prendre de l’avance sur la majorité des sorties de l’année à venir est une chose : il est en effet souvent essentiel pour une revue (ou des programmateurs de salle) de voir le plus de films, ou rencontrer le plus de cinéastes possible, afin de boucler divers entretiens-fleuves ou dossiers. On ne peut pas non plus sérieusement reprocher à Wang Bing d’être en compétition officielle sous prétexte que Catherine Corsini est présente à ses côtés. Ce que l’on peut en revanche déplorer, c’est la couverture cannoise dont le film de Wang Bing profite et qui permet au festival d’occuper l’espace médiatique. Il est effectivement dommage de sacrifier des films, bons ou mauvais, issus de sélections cannoises qui ont le malheur de faire partie d’un festival infect, mais tant pis pour la com. Se boucher le nez lorsque Johnny Depp passe sur le tapis rouge, mais relayer par la suite sa petite critique des Herbes sèches ou du dernier Mandico n’est pas une position tenable. Le débat ne porte pas sur la qualité des films, mais sur l’impunité dans laquelle certains sont produits puis vendus. En couvrant malgré tout ces films, la critique se fait le relais d’un discours qui, après avoir séparé l’homme et l’artiste, voudrait séparer le tournage du film, puis le film du cinéma. En somme, ne surtout pas regarder autour, mais bien devant soi, les yeux rivés sur le film, objet unique et parfait, que l’on peut critiquer sur la seule base de son esthétique en faisant abstraction de tout le reste. 

Dans le cas des Amandiers, la toxicité de la production se retrouve au sein même de la mise en scène, de l’écriture des personnages et du scénario (Valéria Bruni-Tedeschi et sa caméra restent collées à Sofiane Bennacer – bourreau torturé). Mais à quoi cela nous mène-t-il de dire que Les Amandiers est un film toxique fait par des gens toxiques ? Pour la préparation de ce texte, j’ai enfin vu le film de Bruni-Tedeschi que j’avais jusqu’alors évité, naïve que j’étais de croire que pour parler d’un film, il fallait l’avoir vu. Le film est évidemment mauvais, c’est aussi le cas du dernier Polanski, probablement du dernier Woody Allen, du Corsini ou du Maïwenn. Il est de fait bien commode pour la critique (dite cinéphile) de séparer les grands films d’un côté (Hong Sang-soo, Triet, Erice) et les mauvais de l’autre (Allen, Polanski, Maïwenn), en éludant ainsi la question de leurs conditions de fabrication. C’est à ce petit exercice que se prête par exemple Serge Bozon, en janvier 2023 dans So Film, soit deux mois après les révélations de l’affaire des Amandiers. L’auteur analyse tranquillement le film au prisme de son jeu d’acteur, le replaçant dans une histoire globale du jeu à la française, avec d’un côté les Straub/Huillet/Rohmer/Bresson et de l’autre les Chéreau/Téchiné/Bruni-Tedeschi. Si l’exercice est intéressant, l’absence d’une quelconque évocation de l’affaire étonne, autant que les conclusions du texte : « Ça ne vole pas très haut comme critique, mais est-ce que le film vole très haut ? À vous de répondre. Pourquoi écrire ce texte basique (et plein d’anecdotes) ? À moi de répondre. La cinéaste est archi-sincère, Nadia Tereszkiewicz archi-expressive, Micha Lescot archi-doué dans le flottement… Oui. Mais le critique est parfois là pour rappeler des choses basiques et impersonnelles, qui ne dépendent pas plus des goûts du critique que de ceux du cinéaste. Par exemple, Straub et Chéreau, c’est pas pareil. Et aimer les deux, c’est impossible. Tout n’est pas pareil.» 

En somme, tout n’est pas pareil, je suis bien d’accord. La critique doit-elle parfois rappeler des choses banales ? Il n’y a rien de banal dans le fait de dire d’une cinéaste – activement accusée d’avoir en toute connaissance de cause fait jouer dans son film un acteur principal sujet d’une plainte pour viol – qu’elle est « archi-sincère». « Archi-du-côté-des-mecs-présumés-innocents» là oui, elle serait sincère dans sa démarche, et le texte autrement moins paresseux. Il n’est pas simplement question de préférer Bresson à Chéreau, de dire que l’un n’a rien à voir avec l’autre. Si leur conception de l’acteur diffère évidemment, il n’est pas certain (pour le dire gentiment) que les deux n’aient pas partagé les mêmes pratiques autoritaires, sexistes et violentes sur leurs tournages ! En tout cas, ce n’est pas dans leurs films que se trouve la différence. 

Voir Bozon botter en touche n’est pas très étonnant, car après tout la question est épineuse. Comment être et rester cinéphile alors que le cinéma est, et a probablement toujours été, un incroyable espace d’oppression (de Chaplin à Bruni-Tedeschi en passant par Hitchcock, les histoires de tournages se ressemblent beaucoup). La réponse proposée par la critique a pour l’instant surtout été soit de défendre un film sur la base de ses qualités esthétiques avant tout, soit au contraire d’essayer d’en démontrer les ressorts toxiques au sein de la mise en scène. C’est ce que nous savons faire, ce que nous avons toujours fait, ce que l’on a toujours lu dans les revues de cinéma majeures en France.

Maud Gacel