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Réanimer les souvenirs : l’univers photographique de Natsu no Sora
Sur Mahôtsukai no Taisetsu na koto : Natsu no Sora (2008) d’Osamu Kobayashi
À chaque ouverture de l’anime Paradise Kiss (2005) se produit un étrange phénomène. Une photographie, tout ce qu’il y a de plus banale, se voit être occupée, petit à petit, par des personnages bidimensionnels aux traits sales. Le parasitage se réitère au fur et à mesure d’une succession de clichés où les êtres en deux dimensions narguent une image privée de mouvement. Puis la série semble se dire que « ça suffit ! » et bascule totalement dans un monde de dessins animés, où les corps cartoonesques disparaissent aux profits des véritables protagonistes aux proportions plus humaines.
S’il est fréquent que l’animation japonaise base ses décors sur des lieux réels, parfois retracés jusqu’au moindre détail, voir une telle opposition entre une réalité figée et un mouvement dessiné l’est moins. Ce monde hybride n’est qu’entraperçu dans Paradise Kiss, mais le réalisateur Osamu Kobayashi semble s’y être suffisamment attaché pour qu’il se questionne sur les possibilités d’un tel procédé à plus grande échelle. Sa série suivante, Natsu no Sora (2008), décrit ainsi un univers où les personnages s’inscrivent pleinement dans des clichés photographiques. Ce choix pourrait annoncer une animation à la facture fainéante, mais sa précédente série Paradise Kiss laisse à penser que des raisons plus profondes expliquent la radicalité de ce jeu de contraste. Il s’accorde même à la thématique de la série : la magie.
Car Natsu no Sora narre l’entrée de son héroïne, la Sora du titre, dans une académie de magiciens. Outre les multiples évaluations et travaux pratiques, les élèves sont aussi évalués en résolvant les soucis de diverses personnes. Ces prémices disent déjà énormément de la trivialité des sorciers dans la série : ils ne sont pas des êtres spéciaux, isolés de la communauté. Ils règlent, au contraire, des problèmes particuliers, parfois importants et souvent intimes. À l’image, les êtres magiques sont au même niveau que n’importe quel autre habitant, ils ont seulement un peu plus de maîtrise sur leur environnement. Ils semblent, par ailleurs, avoir assimilé la préciosité de leur pouvoir, qu’ils n’utilisent pas dans un but égoïste. Cela s’explique bien sûr par la structure scolaire qui encadre leur apprentissage, mais aussi parce qu’ils utilisent des sortilèges pour se rapprocher des autres, les découvrir et dialoguer avec eux. Sans surprise, les jeunes adolescents expriment majoritairement leurs sentiments à l’aide de leurs sortilèges, comme lorsque des amoureux font tomber de la neige en été alors qu’ils se déclarent leur flamme ou lorsque l’un d’eux offre à sa camarade une fleur qu’il vient de faire apparaître.
Décrite de cette manière, la série ressemblerait presque aux aventures des facétieuses petites magiciennes du dessin animé pour enfant Magical Doremi (1999), où la magie, les sentiments et la compréhension des autres sont des moyens pour les personnages de s’intégrer à une communauté. Seulement, l’ambiance décrite dans Natsu no Sora ne s’accorde que trop peu au rythme survolté des programmes matinaux. Il s’agit plutôt d’une douce émotion, que l’on remarque particulièrement si l’on prête attention au son. La façon dont la musique entendue par les personnages se mêle aux bruits extérieurs ou la manière dont leurs voix restent généralement basses donne l’impression que ces êtres sont sous l’emprise d’un spleen généralisé.
La parole est aussi ce qui permet au personnage d’exister malgré la photographie. Certaines séquences vont parfois se focaliser simplement sur des objets en prise de vues réelles — comme le verre et les assiettes d’un restaurant ou une suite de gratte-ciel —, sans aucun procédé d’animation. Pourtant, le personnage continue à habiter le plan par sa voix. Si le son permet d’affirmer une présence humaine dans la diégèse du récit, il est aussi le relai de la vague mélancolie qui traverse la série. L’effet est parfois amplifié par les compositions musicales d’une sympathique chanteuse de folk, puisque chacune d’entre elles enclenche un montage sous forme de diaporama, où les décors photographiques se règlent au rythme et à la tonalité d’une douce mélodie.
Si les étudiants sont relativement innocents, presque exagérément au regard de leur âge, ils restent néanmoins des adolescents comme les autres, tout autant affectés par des impératifs sociaux. Le jeune homme le moins heureux est celui qui subit le plus frontalement la pression de la réussite scolaire, perpétuée au sein d’un système au premier abord bienveillant. Heureusement, personne n’est jamais abattu par leur tristesse. L’œuvre montre plutôt comment le vécu d’individus teinte la vie alentour d’une couleur différente, et ce jusque dans sa forme. De nombreux plans donnent l’impression que les clichés n’ont pas été immédiatement pensés pour accueillir le vivant, qu’ils se concentrent uniquement sur les paysages. Pourtant, la présence de personnages va revitaliser des environnements figés en évoluant, interagissant et grandissant dans des lieux qui paraissaient pourtant inertes 1. La dichotomie entre l’inerte et le mouvement vient inscrire dans l’image la dualité d’un temps qui semble aussi bien éternel qu’évanescent, de la même façon que l’âge adolescent catalyse de nombreux affects tout en étant paradoxalement bref.
Cette sensation est amplifiée par l’importance des souvenirs dans la série. Si la magie ne permet pas de contrôler les souvenirs qui existent déjà, elle peut au moins les raviver ou en construire de nouveaux. Cela s’observe lorsqu’un des magiciens se confronte aux exigences d’une femme qui cherche à identifier un goût qu’elle a expérimenté par le passé, mais qu’elle ne saurait déterminer précisément. Après une courte réflexion, l’adolescent exécute sa demande et fait apparaître un verre de lait que la femme s’empresse de boire. Si elle semble étonnée, voire énervée, par l’amertume du breuvage, elle réalise vite que l’élève a visé dans le mille : la saveur qui était enfouie aux confins de sa mémoire était celle du lait maternel. Si la scène n’a rien de spectaculaire — aucun flash-back ne vient illustrer une époque qui ressurgit, seule la réaction présente compte —, des effets de lumière, qui apparaissent avant la matérialisation du liquide, rappellent que ranimer concrètement un souvenir ne s’effectue qu’à travers de puissantes forces surnaturelles, même lorsqu’il ne concerne qu’un verre de lait.
Les sortilèges déployés par Sora et ses amis rappellent certaines scènes du manga Yokohama Kaidaishi Kikô (Hitoshi Ashinano, 1994-2006), dans lequel un jeune androïde, dont l’apparence est celle d’une jeune fille, utilise un appareil photographique pour se projeter, comme dans une réalité virtuelle, dans les vestiges d’un temps qui n’existe plus. Si la série est hantée des décombres d’un monde disparu du fait de son contexte post-apocalyptique, l’image enregistrée permet à l’héroïne de contempler un instant son image, avant de retourner à ses affaires présentes. Dans Natsu no Sora, le souvenir ne passe plus simplement via l’appareil technologique, il réapparaît temporairement via une incantation magique. Cela s’illustre lorsqu’un des camarades utilise ses pouvoirs pour retrouver Sora, portée disparue depuis quelques heures. La jeune fille se matérialise sous une apparence spectrale, dont les flottements dans les airs mènent l’étudiant paniqué vers l’adolescente égarée.
Cette place laissée aux souvenirs s’incarne à la fois dans la fiction, mais aussi en dehors de la diégèse, grâce à l’aspect composite de l’image. Dans l’anime de Kobayashi, les personnages n’ont pas conscience du monde paradoxal dans lequel ils existent, puisqu’il appartient à un régime d’image (la prise de vue réelle) différent du leur (l’animation). Seul le spectateur connaît cette différence de nature et, dès lors, est placé dans une position paradoxale. Si les cadres rapprochés lui permettent de lire clairement l’émotion qui traverse le visage des personnages, d’autres angles de vue vont plutôt s’attarder sur les constructions alentour, où vont se détacher des héros pour suggérer une vie qui dépasse ce que narre la fiction. La position du spectateur est, finalement, comparable à celle de l’androïde de Yokohama Kaidaishi Kikô si elle ne pouvait plus se projeter dans un paysage et qu’elle se contentait d’observer une vie s’y matérialiser comme par magie. La série semble ainsi reposer sur une belle idée : rappeler au spectateur que tout lieu possède une histoire, pas nécessairement une grande Histoire, mais au moins l’histoire sensible de différents individus.
Peut-être est-ce parce que sa magie agit comme un révélateur que Sora semble consciente que des fantômes peuplent son monde. Dans le premier épisode, lorsqu’elle veut prévenir son père mort de son entrée dans l’académie, elle se rend jusqu’à un grand arbre et commence à lui parler. Rien ne prouve qu’il l’entend, ou même qu’il existe vraiment un au-delà, mais cela importe peu pour Sora. Pour elle, il ne s’agit pas uniquement d’un grand arbre : c’est aussi le réceptacle de divers souvenirs qu’elle associe à sa famille. Ses sentiments se matérialisent sous la forme de cet arbre qui, comme une photographie, abrite en son sein diverses vies antérieures.
↑1 Légère exception pour quelques nuages, qui jouent les rebelles et défilent de temps à autre en arrière-plan.
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L’œil catapulté
Sur Gemini Man (2019) de Ang Lee
Henry Brogan et Junior C’est avec une certaine bizarrerie, un rythme ronflant et une écriture minimaliste que Gemini Man avance une proposition avant-gardiste. Tourné en 120 images par secondes (120 fps) et dans une 3D à la profondeur sidérante, le film d’Ang Lee explore les possibilités scéniques d’une technologie bien étrange dont on peut légitimement interroger l’intérêt. Que peut apporter une si haute fréquence d’image à la seconde ? Difficilement concevable, une telle technique semblait jusqu’ici appartenir au domaine de l’imagerie aérospatiale et médicale. Mais si Gemini Man s’empare humblement des pouvoirs de la 3D et du 120 fps, c’est à la fois pour dépasser leur statut de simples gadgets, et proposer bien plus qu’une expérience visuelle.
Jamais, dans une image, on n’aura vu une telle précision des éléments qui la composent. Jamais on n’aura vu une telle profondeur de champ être en même temps si proche du premier plan. Jamais on n’aura vu un cinéma aussi contre-intuitif ! Derrière cela, il y a un film qui, sous ses allures de navet, est surtout brillamment rattaché aux enjeux de sa propre technique. Pour comprendre ce qui est en jeu, imaginez une vague incapable de déferler. Au plus proche du regard, l’eau cristalline fuit votre vision, aspirée dans la courbure. Tout en haut, c’est-à-dire au loin, l’écume se déverse du bord de la vague, sans jamais accomplir le rouleau. Quelque chose est bloqué. Mais c’est moins la vague qui se fige par un hypothétique ralenti, que votre perception qui ne comprend pas pourquoi elle voit aussi bien le commencement de la courbure, le creux du rouleau et la lame de fond se dissolvant en écume sur le même plan. Le temps ne ralentit pas. Il n’est tout simplement plus hiérarchisé dans son écoulement.
Ainsi s’ouvre Gemini Man. Par une élégante bascule de la caméra, la structure de la gare de Liège s’offre au regard avec le même paradoxe spatioperceptif. Sa voûte vitrée, ses arches blanches et ses quais espacés sculptent l’image en profondeur, comme une vague incapable de déferler. Rien n’y est hiérarchisé. Tout a la même importance. Tandis que la caméra poursuit sa bascule, un train arrive lentement en gare. La lisibilité de son mouvement ne sera jamais floutée ou atténuée parce que la caméra bouge. Aucune trajectoire, que ce soit celle de la caméra, du train, ou des voûtes blanches – sublimant le ciel bleu par la transparence de ses vitres – n’en perturbera une autre. Tout glisse. Tout est lisible. Aucun élément ne monopolise l’intrigue et le sens de ce plan d’ouverture.
Puis, 60, 80 ou peut-être 90 images plus tard – soit une fraction de seconde à l’échelle du film – nous découvrons Henry Brogan (Will Smith), allongé dans l’herbe, l’œil droit collé à la lunette de son sniper McMillan. Mais quelque chose cloche encore. Exagérons à peine, mais peu semble nous importer que Mr-tueur-à-gage s’apprête à réaliser une performance de film d’action. Peu nous importe que sa concentration, son expression grave, ou ses yeux froncés et hantés par la mort n’enrichissent le suspens d’une séquence déjà entrevue mille fois au détour d’un James Bond ou d’un Mission Impossible. En réalité, aussi fou que cela puisse paraître, l’intrigue s’est déplacée : elle se loge dans les brins d’herbe bercés par le vent et entourant le corps de Brogan. Leurs oscillations lisibles et fluides, ont autant d’importance visuelle que les aspérités elles aussi parfaitement nettes de la peau du visage de Will Smith. Le vent, matière invisible, se décrit sur la minutieuse précision du frémissement des brins d’herbe. Chacun a ses contours. Chacun reçoit la lumière à sa manière. Chacun participe à l’éclatement du spectre. L’ensemble est élégant, mais l’instant étrange. Tout semble être autonome, tout semble glisser à son propre rythme. Et pourtant, tout appartient au même monde. Un monde comparable à celui de Christina dépeint dans le troublant tableau éponyme d’Andrew Wyeth, où chaque touche composant la pelouse, chaque brin d’herbe, chaque pli de la robe, chaque aspérité dans la main crispée de la jeune fille, chaque ornementation de la maison au loin sur la colline – comme au bord de la lame d’une vague – est chargée de composer ce monde avec la même importance. Dans ce monde, un brin d’herbe vaut une maison, un brin d’herbe vaut le contour dentelé de la lentille réglable d’un sniper, un brin d’herbe vaut l’intensité d’un regard s’apprêtant à tuer. Ce plan est le monde de Brogan, où l’impeccable lisibilité du vent sur l’herbe, en même temps que d’affirmer son autonomie en tant qu’élément distinct de l’image, en enrichit l’action : autonomisé, le vent lisible sur l’herbe se pose comme une vraie difficulté à l’action de Brogan, où la précision de son tir devra jouer avec cet élément, qui n’est plus simplement une évocation dans le flou, mais un acteur à part entière dans la scène.
Christina’s World (1948), Andrew Wyeth N’ayons pas peur d’être excessifs : Gemini Man est un entr’aperçu du cinéma du futur. Les sensations de ses 120 images secondes sont inédites. Faites l’expérience de visionner une vidéo lambda sur YouTube, en réglant la qualité sur 1440p ou 2160p (4k) affublé du sigle « 60fps » : vous serez sidéré par une sensation de lévitation, où chaque matière et chaque reflet glisse vers votre œil… un monde où le flou et le mouvement saccadé n’existent plus. Faites cette expérience… et vous serez au quart du véritable intérêt du film. Car Gemini Man pousse son procédé tellement loin qu’il ne s’agit pas de l’œil ayant accès à toutes les informations qu’il souhaite (chose possible, en effet, dans n’importe quel objet audiovisuel converti en 4k/60fps), ici, l’œil est littéralement catapulté, aspiré, arraché de l’orbite pour être immédiatement projeté au loin. Le plan n’a commencé que depuis quelques millisecondes, votre œil aura déjà fait le point. Tout corps, tout personnage, tout objet, même positionné loin, très loin derrière, se charge directement d’une valeur d’action similaire aux choses les plus proches.
Au cœur du film, une poursuite de moto se lira du proche au lointain avec une étonnante simultanéité. La question du premier, du second ou même du troisième plan, n’y a absolument plus aucune importance. C’est là tout l’enjeu de Gemini Man. Serez-vous capable de suivre le rythme et la vitesse avec laquelle le lointain atteint le proche, ou bien avec laquelle le proche est aspiré dans le lointain ? Assurément ! Car Ang Lee nous propose un délire figuratif où le ridicule se mêle au vertigineux: lorsqu’une moto en pourchasse une autre sur les routes et les toits de Cartagena (Colombie), ce sont en réalité les deux motos qui se pourchassent : la lisibilité et la netteté excessive des deux poursuivants, même séparés de plusieurs dizaines de mètres, en font les deux surfaces d’un même miroir distordu. Dans ce miroir, la moto la plus proche pourchasse la moto du fond en l’aspirant vers elle. Mais dans le même mouvement, alors que la moto lointaine slalome, vrille, dérape et surgit avec la même précision qu’un objet sur lequel la caméra aurait brusquement zoomé – tout en maintenant simultanément la netteté de la moto la plus proche – la distance séparant les deux pilotes devient, pour l’œil, instantanément aussi vive et nette qu’un éclair foudroyant la scène. Les deux motos s’aspirent et se rejettent en même temps. On réalise à la fois la distance qui les sépare et ô combien elles sont finalement proches.
Lorsque Junior utilise sa moto comme projectile, puis plus tard comme un sabre pour frapper son adversaire, l’étrange rapidité des gestes provient de ce que l’accélération avec laquelle les écarts se referment n’est jamais floue. Même en accélérant brusquement, tout reste lisible ! Et c’est peut-être l’idée, ou la conséquence, la plus géniale du film : si l’accélération des gestes n’est pas floue, c’est pour mieux figurer les entailles qu’une technique comme le 120 fps est capable d’ouvrir dans l’image numérique. Si une distance (même importante) séparant deux corps n’a à ce point aucune importance lorsqu’un geste ou un objet tente de la franchir entièrement pour produire son effet (une moto projetée à la suite d’une glissade, une moto utilisée comme un sabre, un combat où les corps se déplacent à la vitesse d’un spectre, un saut d’esquive, etc.), c’est peut-être parce que cette distance n’est finalement qu’une faille, qu’une sorte d’entaille ou de plaie béante creusée dans l’image numérique et qu’il faut absolument refermer. La distance est aussi nette que fragile. Plus elle est claire et mise en valeur dans son espacement, plus elle pousse les corps séparés à se rapprocher le plus vite possible. Le 120 fps lacère l’image autant qu’elle la sublime.
La course de moto de Brogan et Junior Peut-être est-ce la raison pour laquelle Gemini Man ne prend jamais les choses frontalement, refuse de trancher, d’être clair dans ses enjeux et dans ses résolutions. Comme si quelque part, le film avait peur de s’entre-ouvrir lui-même, de s’éventrer sur sa propre technicité. Il faut voir l’ennui profond et la banalité avec laquelle Ang Lee met en scène l’exposition des personnages et des enjeux, dans un port puis sur un bateau en pleine mer, filmés avec la détermination qu’une webcam de station balnéaire. Toute intensité est refusée. Pas la moindre étincelle d’énergie, d’inquiétude, d’orgueil ou de motivation chez le personnage principal. Aucun enjeu n’est palpable. Aucune confrontation ne se solde par une domination physique de l’un sur l’autre. En témoignent les face-à-face de deux Will Smith séparés de 25 ans d’âge, dont la bizarrerie est frappante par la distance toujours clairement maintenue lors des affrontements, comme deux surfaces d’un même miroir: les visions superbes d’un Brogan traqué par son double Junior dans les rétroviseurs d’une voiture, sans qu’aucune mise au point ne soit faite dans le plan, ou l’opposition dans laquelle leurs profils ciselés se font face à la lumière d’une flashlight au fond d’une crypte. Une étrangeté qui atteint son paroxysme à la scène finale, où Borgan et Junior échangent tels un père et son fils à la sortie de l’université. Conversation soporifique au cours de laquelle les deux personnages ressemblent à deux pantins aux sourires figés, obligés de se regarder dans les yeux, de se répondre et de rire aux blagues affligeantes de l’autre, comme les deux faces d’un miroir. Car toute invective, toute intensité, toute domination d’un personnage sur l’autre, tout détournement du regard de l’un ou de l’autre, ou pire… des deux ! révèlerait l’entaille et le gouffre qui sépare les deux personnages. Et cette entaille dans l’image, c’est l’absence de sens, c’est la peinture d’un monde où tout est si lisse, si net, si précis, si lisible et si fluide que plus rien n’a de signification, où plus rien n’est visuellement hiérarchisé, où il n’y a plus besoin de focaliser un élément précis pour donner sens à l’image, où plus aucune distance n’est palpable, où plus rien n’a de mystère, de flou ou d’indétermination.
Mais tout cela est loin d’être un reproche. Car à l’instar d’une rafale de mitrailleuse lors du climax, où chaque balle est si nette qu’elle peut librement être observée indépendamment des autres, Gemini Man lit le monde en proposant une peinture inédite des forces qui s’y meuvent. Ces forces sont celle du vide, celle des distances, celle des espaces séparant les corps pour leur garantir une autonomie visuelle sidérante : qu’il s’agisse d’un brin d’herbe composant une prairie, d’une balle de mini-gun prise dans la tornade d’une rafale, d’un extraordinaire raccord sous-marin, ou d’un reflet dans le rétroviseur d’une voiture garée dans une ruelle saturée de couleurs, ces forces sont celles des entailles qui cherchent immédiatement à se refermer. En cela, demandons-nous légitimement si, quelque part, Ang Lee ne poursuivrait pas l’entreprise de Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), où la netteté des millions de débris et de morceaux de modules, présents et identifiables sur des échelles de profondeur de champ distinctes, révélaient des forces éphémères qui animent le vide, où une distance n’est plus un écart, mais finalement une force en elle-même, une force cinétique d’accélération, une force de re-fermeture de l’entaille qu’elle a elle-même engendrée.
Sous ses airs de série B ringarde, Gemini Man est surtout un objet touchant, un film effaré par ses propres capacités. À l’image de Junior, jeune Will Smith numérique tourmenté par le propre fait de son existence, il est tantôt surexcité de montrer ce qu’il sait faire, tantôt terrorisé par l’espace nécessaire à ses prouesses. Un espace qu’il s’empresse de refermer, le plus vite possible, tel un adolescent débordant d’énergie et d’assurance, mais dont le pire cauchemar, finalement, serait de surprendre son reflet dans un miroir.
Le face-à-face des deux Will Smith, Brogan et Junior -
La reprise du travail aux cours de J.-G.P.
Sur Nos défaites (2019) de Jean-Gabriel Périot
Réalisé au sein du lycée Romain-Rolland d’Ivry-sur-Seine durant l’été 2018, Nos défaites, dernier film de Jean-Gabriel Périot, marque d’emblée par son dispositif sommaire. Peu de mouvements ici, pas l’ombre d’une mise en scène, mais la répétition d’une même formule sur laquelle, peu à peu, vient se construire le film : faire jouer à une classe de première des scènes fameuses et importantes du cinéma dit « militant » – de La Chinoise (Godard, 1967) à La Reprise du travail aux usines Wonder (Bonneau, Estiez, Willemont, 1968), de La Salamandre (Tanner, 1970) à Avec le sang des autres (groupe Medvedkine de Sochaux, 1974) –, pour ensuite questionner ces mêmes élèves sur le contenu de ce corpus joué et leur poser, sortis qu’ils sont du jeu, frontalement ces questions : mais qu’est-ce qu’un syndicat ? qu’est-ce qu’un régime capitaliste ? qu’est-ce que le marxisme-léninisme ? et pourquoi la révolution ? etc. Questions terribles car questions difficiles pour ces jeunes lycéens qui, nous le comprenons vite, n’ont avec ce vocabulaire aucune attache, ne portent sur ces grands mots aucun savoir, et n’entretiennent avec le politique en général et l’action militante en particulier décidément aucune histoire. Questions certes difficiles et d’autant plus terribles que le manque de discours qu’elles conditionnent chez les élèves – hébétement, ignorance et phrases creuses – tranche furieusement avec les parties jouées où ces mêmes lycéens excellent, où ces mauvais élèves étonnent par leur force et leur éloquence : sur scène ils sont d’une aisance folle mais dans la classe, face au tableau, accusent une faiblesse de parole. De cette manière le film débute puis se poursuit, relatant cette histoire finalement triste, mais plutôt astucieuse, d’un cinéaste devenu professeur – professeur là encore sommaire, un professeur uniquement questionneur, ou professeur évaluateur, non pas tant pédagogue que seulement examinateur –, puisqu’en filmant son premier cours (catastrophique) de politique, J.-G. P. laisse à ses élèves, fuyant la classe et les questions pour jouer dans les couloirs, le soin, eux-mêmes, de produire des images. Et sans doute est-ce miraculeux (car ces élèves, répétons-le, dans le jeu sont très bons), mais reste tout de même insuffisant, quand des images demeurées seules (et même les images les plus belles) ne suffisent pas à faire un film.
De fait, ces belles images, encore faudrait-il bien les voir, et encore faut-il les monter, construire avec elles un récit, ce que seul J.-G. P. peut faire lui qui comprend et qui voit seul l’histoire dans laquelle elles s’inscrivent. Lui qui comprend et constate seul le vide pratique et théorique dans lequel, plus profondément, l’ensemble de ces élèves s’inscrivent. On pourrait le lui reprocher et l’accuser de méchanceté dans son montage dur et systématique qui reprend chaque fois les scènes jouées pour en dégager des questions, souligner le manque de réponse puis revenir sur une autre scène pour se saisir d’un autre mot et poser une autre question (etc.). Mais ce serait alors mal comprendre que si Nos défaites se répète, c’est qu’il ne fait que découvrir et bute sur cette chose étonnante : à ces élèves, décidément, sur le plan politique nous n’avions rien appris, rien transmis, à ces élèves nous n’avons rien passé. Ce qui reste tout de même problématique du point de vue d’abord du lycée au sein duquel ils sont filmés, du point du vue de leurs professeurs qui de ça n’ont donc pas parlé. Et l’on devine comme une méfiance fondamentale, une impolitesse forcenée de la part de J.-G. P. qui se refuse à filmer le lycée, qui se refuse à intégrer les professeurs (qui pourtant l’avaient invité) dans le dispositif du film. C’est que ces élèves de première, qui quitteront bientôt le secondaire pour entrer enfin dans le monde – entrer dans les études ou entrer dans « la vie active » –, s’apprêtent à faire ce pas parfaitement désarmés, sans visions et sans certitudes, sont proches de quitter leur école aussi seuls qu’ils l’avaient été : avec, sur le plan idéologique, pas la moindre communauté. Les luttes des années 1960 et 1970 leurs sont parfaitement étrangères, le fil de leur histoire sociale leur a été coupé, la « bourgeoisie » qui est leur rêve – rêve de richesse et de santé – aura bien fini par gagner. Clap de fin ? Oui et non (ou plutôt non et oui).
1. Non parce qu’à la toute fin du film un événement inattendu relance la machine politique. J.-G. P. revient en hiver, au moment même où, par miracle encore, les élèves se sont mis en grève pour défendre six de leurs collègues qui, à la suite d’un tag anti-Macron et 36 heures de garde à vue, ont encore sur le dos une plainte de la part du lycée. Ce que les membres du groupe d’acteurs ne peuvent alors pas accepter, tout étonnés qu’ils sont d’apprendre que, si eux s’estiment trop jeunes pour se penser en politique, la direction du lycée, elle, les voit pourtant bien assez grands pour les mettre en prison et les emmener au tribunal. Alors “il y a blocus”, et puis surtout prise de conscience, de la part des élèves, que le regard porté sur eux qui vient désormais d’évoluer les pousse à se penser comme corps de pensée et d’action.
2. Mais oui aussi, dans la mesure où l’on sent bien que rien, dans les images précédemment jouées, n’a pu être gardé, qu’aucun savoir ne s’est vu conservé, accumulé, repris en dehors de la scène. Que leur rencontre avec le politique recommence de zéro, sans les images des anciennes luttes pour les accompagner, leur permettre ne serait-ce que de gagner du temps et reprendre le discours là-où les images précédentes avaient pu le laisser. Comme si le tête-à-tête, la même année, des images du groupe Medvedkine (ou de Godard, ou de Willemont, etc.) et de l’injustice du lycée n’était que pure coïncidence, hasard bienheureux pour un film qui ne sort qu’avec chance du no man’s land politique au sein duquel il pataugeait. Or peut-on se suffire d’événements et de luttes aussi pauvres en mémoire ? Sans doute pas. Et c’est ce que constate J.-G. P., encore seul face à ses élèves qui savent trop bien faire des images, encore seul face à ses élèves qui ne savent toujours pas les lire (et ainsi les faire remonter). Mais pour ce faire, on comprend désormais qu’il leur fallait un cinéaste bien davantage qu’un professeur.
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Les aveux de la chair
Sur Odete (2005) de João Pedro Rodrigues
Rui et Pedro (Odete, João Pedro Rodrigues, 2005 – 4min) Rui et Pedro sont amoureux. Ils se quittent au cœur de la nuit sur l’air de « Moon River ». Quelques minutes plus tard Pedro ne répond plus au téléphone, puis un grand fracas. Rui accoure, Pedro est étendu sur le capot de la voiture. Le jeune homme a traversé le pare-brise, il est mort. Son amant l’enserre, réincarnant une figure de pietà contemporaine.
Odete surgit dans l’image comme une apparition. Semblant flotter sur ses rollers, la musique devient plus lyrique lorsqu’elle arrive de derrière un rayon de supermarché. Dès ces premières minutes en sa compagnie point son désir de grossesse avec sa façon de se plonger dans des vêtements pour bébés ou de caresser le ventre d’une cliente enceinte.
Sombre lumière de la nuit et mort d’un côté contre éclairage éclatant du supermarché et désir d’une naissance de l’autre, les deux séquences inaugurales d’Odete s’opposent en plusieurs points. Les protagonistes ne semblent rien à voir les uns avec les autres. Pourtant la suite du film s’efforcera à contredire cette impression première dans sa démarche de lier Rui et Odete. Lui a accidentellement perdu son compagnon, elle a volontairement quitté le sien. Tous deux font face à une impossibilité, lui celle d’oublier Pedro et elle celle de tomber enceinte. Échapper à ces fatalités passera par une réinvention de soi, devenir autre, il faudra accomplir une mutation.Dans un premier temps, Odete détruit son image enfantine. Les peluches, le téléphone portable à l’effigie d’Hello Kitty et ses tenues mièvres laissent rapidement place à un comportement inopiné. La jeune femme vole l’alliance de Pedro par une sorte de fellation digitale, se jette dans la fosse où est déposé le cercueil du défunt, ou encore forme un bouquet avec les fleurs déposées sur la tombe. Cette attitude déroute d’autant plus qu’Odete, outre le fait d’être la voisine de Pedro, lui était jusqu’alors étrangère. Son décès, elle l’a appris en observant la mère de Pedro sortir en pleurant de l’appartement. Un événement significatif s’est alors produit, un vent violent a soufflé à travers sa fenêtre, atteignant son visage. Ce même vent reviendra à plusieurs moments clés du film : lorsqu’Odete tente de rattraper Rui lors de la veillée mortuaire, puis à deux reprises dans le cimetière (nous y reviendrons). Cette bourrasque initie la première métamorphose d’Odete, enfantine et naïve elle devient la profanatrice que nous avons décrite. Or cette condition la quitte rapidement lorsqu’elle se persuade d’être enceinte.
Odete sur la tombe de Pedro ( Odete, João Pedro Rodrigues, 2005 – 1h04min10s) « Estou grávida de Pedro » (« Je suis enceinte de Pedro ») déclare Odete à la mère de celui-ci. Comme une somnambule dans la nuit elle s’en retourne dans son lit riant nerveusement après le renvoi de la mère. Odete n’est pas enceinte, le test de grossesse effectué dans les toilettes du supermarché n’a dévoilé qu’une seule ligne. Elle s’en remet alors à Pedro, de nuit sur sa tombe elle l’invoque : « Pedro ! Pedro ! Viens Pedro ! Viens ! Viens ! Viens ! Baise-moi. Baise-moi ! » L’acte sexuel est mimé, le tonnerre gronde, la pluie tombe dru puis vient l’extase, suivi d’un fondu au noir. La bande sonore le confirme, les huit secondes que durent cet intervalle visuel se déroulent toujours dans le cimetière. Ces huit secondes où nous ne voyons plus qu’un écran noir recèlent le mystère du film : que s’est-il passé à cet instant ? Odete a-t-elle pu tomber enceinte ? Cette faille visuelle laisse planer une étrangeté sur le reste du film; et si avant il était possible que la jeune femme ne porte pas d’enfant, qu’en est-il maintenant ? En effet, dorénavant Odete annoncera à qui veut l’entendre sa situation de femme enceinte. Comme une promesse d’avenir c’est aussi sa manière de trouver son indépendance « Je n’ai pas besoin de toi. Je n’ai besoin de personne » avait-elle d’ailleurs dit à son petit ami lorsqu’il avait refusé son désir d’enfant. Sa grossesse avance et Odete continue de rendre visite à Pedro dans d’étranges rituels. La nuit elle part dormir sur sa tombe, arrange des bougies autour, y mange, se lave au cimetière. Un jour, Rui la surprend, lui demande brusquement de partir mais s’arrête lorsqu’il découvre la bague qu’elle porte comme une alliance. C’est celle de Pedro, à nouveau le vent se met à souffler anormalement fort, Rui embrasse Odete. Les deux se retrouvent ensuite dans la boîte de nuit où travaille le jeune homme, il lui raconte sa rencontre avec Pedro. Un zoom avant vient progressivement cadrer sa bouche en gros plan, tout comme lors du baiser au cimetière. Odete explique que « Pedro est ici » en guidant la main de Rui sur son ventre, lui, le regard inquiet lui dit qu’elle l’effraie.
Les jours suivants, la mère du défunt recueille Odete et la traite comme sa propre enfant en l’accueillant dans la chambre de son fils. C’est alors qu’Odete opère sa deuxième métamorphose, elle se transforme progressivement en Pedro. Parallèlement, Rui est toujours plus hanté par le souvenir de Pedro, revisionnant Breakfast at Tiffany’s (Blake Edwards, 1961) et la scène où Audrey Hepburn chante « Moon River », regardant des photos de Pedro. Il tente de se suicider une première fois avec des médicaments mais régurgite le tout avant que son téléphone sonne et affiche « Maison de Pedro ». C’est en réalité Odete qui est à l’origine de cet appel, mais Rui déclare vouloir oublier Pedro. Or, il apparaît impossible de passer outre ce souvenir, il tente de tuer Pedro une seconde fois en détruisant son image (la photographie sur sa tombe) sans succès, c’est alors le suicide qui revient comme la seule solution. Il s’ouvre les veines sur la tombe de son amant.
Odete a accompli sa transformation, elle porte les vêtements de Pedro, s’est coupé ses ongles puis ses cheveux pour ressembler à la photographie de Pedro qu’elle a volée à Rui. Or quand elle rentre chez elle, elle se fait embarquer par Alberto, son ex petit ami. Celui-ci a appris qu’elle est enceinte et veut l’emmener à l’hôpital. Elle refuse mais il parvient à ses fins. Rui aussi est à l’hôpital, un très rapide zoom avant le montre se réveillant brusquement tandis qu’une infirmière apprend à Alberto qu’Odete a fait une grossesse nerveuse. Nos deux protagonistes ont donc échoué dans leurs désirs : oublier Pedro en mourant et tomber enceinte. Vivre dans l’image qu’ils se faisaient de leurs souhaits ne leur a pas permis de les accomplir. En effet Rui ne pouvait oublier Pedro puisqu’il ne cessait de se référer à ses photographies ou à des images autrefois vues à deux (Breakfast at Tiffany’s), Odete quant à elle vivait sa grossesse par procuration en accumulant des objets de puériculture.
La solution qui se dessine alors dans les dernières minutes du film sera celle de la chair. Odete et Rui se retrouvent dans l’arrière-boutique de la boîte de nuit. Lui : « C’est devenu toi » ; elle : « Je suis venue te rencontrer. Touche-moi. » Rui touche le ventre d’Odete, elle découvre sa cicatrice au poignet et la caresse, comme si chacun découvrait la blessure de l’autre. Alors Rui rend l’alliance à Odete, puis elle l’embrasse. À nouveau un zoom avant vient cadrer les visages des deux amoureux. Enfin, ils se retrouvent dans le lit de Rui, lui nu et à genoux, elle habillée mimant une sodomie. « Appelle-moi Pedro ! Appelle-moi Pedro ! » ordonne Odete, tandis qu’un travelling arrière dévoile un corps observant la scène, on devine que c’est Pedro. « Moon River » se fait entendre à nouveau tandis que Rui invoque « Pedro… Pedro… ». Il ne suffisait pas de détruire l’image il fallait ne plus vivre en l’idolâtrant. L’invocation de Pedro et sa présence fantomatique (Rui et Odete ne le voient pas) est moins un retour en arrière qu’une manière de s’affranchir de l’image de l’être aimé. Cette scène s’apparente à un exorcisme, par la parole et les corps. Désormais on peut espérer que ces two drifters seront prêts à voir le mondeRui, Odete et Pedro ( Odete, João Pedro Rodrigues, 2005 – 1h32min27s) ↑1 « Two drifters off to see the world » (« Deux vagabonds prêts à voir le monde ») est une des paroles de la chanson « Moon River ». Par ailleurs, le titre d’Odete en version anglaise est Two drifters.
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Derrière le masque
Sur Le Grondement de la montagne (1954) de Mikio Naruse
Kikuko interprétée par Setsuko Hara dans Le Grondement de la montagne de Mikio NARUSE (1954) Kikuko vit avec son mari et ses beaux parents non loin de Tokyo, dans une banlieue verdoyante entre les montagnes. Dans ce cadre d’apparence prospère, Naruse met en scène le délitement d’un foyer traditionnel japonais avec un art maîtrisé de la suggestion. La jeune femme, interprétée par Setsuko Hara, fait face simultanément à l’adultère de son mari et à la pression sociale de la maternité. Partagé entre l’affection qu’il porte pour sa belle fille et les mœurs qui régissent les familles japonaises, Shingo, le patriarche de la famille, tente de régler le conflit qui déchire le jeune couple. Dans Le Grondement de la montagne (1954), Mikio Naruse rythme son récit par des touches distinctes et éparses qui mettent en évidence un grondement sous-jacent qui s’élève et trouble le cocon familial. En ponctuant le film de cette manière il révèle graduellement au spectateur le drame qui se joue au sein du foyer. Une scène de repas ordinaire introduit la cause principale de ce trouble. Par un jeu d’insinuations et de regards, Naruse dévoile le malaise qui plane au-dessus de la famille. Il met en avant une double absence : celle du mari, Shuichi — manifestement jamais là — à qui l’on n’a pas pris la peine de mettre une assiette, et celle de l’enfant, évoquée par un lapsus de Kikuko qui appelle par inadvertance son beau père »grand-père » avant de s’excuser. En jouant des non-dits et des sous-entendus, Naruse installe en quelques instants les bases de sa narration, mais introduit également la structure du long métrage ; des scènes clés, qui suggèrent la profondeur et les enjeux du film comme des indices éparpillés tout du long du récit.
Malgré le poids qui pèse sur ses épaules, Kikuko ne laisse jamais paraître qu’un éternel sourire. Son mal-être est alors exprimé par le décor et les phénomènes naturels mis en scène. Au fur et à mesure que le foyer se délite, l’environnement devient de plus en plus anxiogène. Une tempête s’abat sur la maison qui semble se renfermer — des plans de fenêtres au long couloir et ses portes coulissantes c’est une prison qui se forme. Un climat étouffant s’installe, une asphyxie lente et lourde qui n’aura le droit qu’à quelques respirations. À travers l’histoire de Kikuko, Naruse évoque un grondement bien plus profond. En arrière-plan, c’est toute la société japonaise qui change, Le Grondement de la montagne dépeint l’échec et la dégradation du modèle familial traditionnel au Japon. La condition des femmes s’y transforme et ébranle l’ancienne stabilité de la société. Après la Seconde Guerre mondiale, le pays a connu une multiplication des styles de vie familiale liés à la contraception, la baisse de la natalité et l’augmentation des divorces. Les femmes japonaises nouvellement indépendantes s’émancipent de la tutelle de leur mari. Ce bouleversement, sans n’être jamais évoqué frontalement, traverse le parcours de Kikuko, mais également celui du patriarche de la famille qui observe cette graduelle déconstruction. Le modèle familial connu est voué à disparaître, les nouvelles valeurs arrivent en une tempête déracinant un système archaïque. En mettant de côté les conventions sociales de son époque, Shingo essaye de régler le conflit au sein de sa famille par amour pour sa belle fille. C’est alors qu’il prend conscience du sort des femmes qui l’entourent, faisant tous échos à celui de Kikuko.
Le portrait de Kikuko Si Naruse introduit graduellement le grondement intérieur qui parcourt Kikuko, Fusako sa belle sœur en est la première manifestation. Cette dernière rentre à la maison accompagnée de ses enfants après s’être disputée avec son mari et illustre les conséquences d’un mariage malheureux, mais également une perspective d’indépendance dans sa fuite. Fusako provoque un questionnement chez Kikuko, elle tient la place d’une projection de son futur. C’est alors qu’elle lui demande si elle est enceinte, comme pour appuyer le sort qui lui est destiné. En guise de réponse, le cinéaste invite le spectateur à regarder de plus près Kikuko en faisant son portrait. Seule dans le cadre, son visage est éclairé de telle manière qu’on ne regarde que lui et Kikuko se dévoile à nous, spectateurs, dans un instant si insaisissable qu’on pense l’avoir imaginé. Elle est alors seule face nous, voyeurs invisibles, et laisse échapper une succincte expression de mélancolie. Cette scène semble hors du temps, tout autour paraît s’être figé pour lui laisser son instant de liberté. Aucun bruit n’est audible si ce n’est une musique qui vient l’envelopper en un orchestre intérieur et l’aide à extérioriser son trouble. On ressent avec elle l’effet que provoque l’évocation d’un enfant et la pression sociale qui pèse sur les femmes au sein du foyer 1. Un autre plan s’enchaîne, presque trop soudainement, et l’on aurait voulu qu’elle nous en dévoile plus. Naruse dessine dans cette mise en scène le portrait visuel, mais aussi intérieur de son personnage. En répétant à quelques rares occasions cette opération au cours du film, le cinéaste laisse place à des moments singuliers entre Kikuko et la caméra, entre Kikuko et le spectateur.
Ces moments succincts, éphémères créent l’attente du prochain événement et graduellement deviennent de plus en plus forts, de plus en plus troublants… Le grondement intérieur de Kikuko se manifeste. Le cinéaste nous laisse percevoir son trouble intérieur en captant, pour un court instant, une émotion qui passe sur son visage, discrète et imperceptible ; une invitation à percevoir la douleur derrière le sourire. Ces portraits que Naruse disperse au cours du film permettent, en un court instant, de dévoiler quantité d’enjeux ; ici par l’intermédiaire des conflits intérieurs de Kikuko jouant constamment sur les tableaux de la bonne épouse serviable à la belle fille aimante et innocente. Son mari l’appelle par ailleurs ouvertement « enfant » parce qu’elle ne lui fournit aucun héritier. Au Japon les femmes n’étaient alors reconnues comme adultes qu’au moment où elles devenaient mères et ce statut femme enfant qu’elle se voit attribuées alimente le climat déjà devenu irrespirable du foyer.
Ces multiples visages arborés par Kikuko sont révélés à Shingo par un masque de Nô dans un nouveau moment majeur. Dans cette scène montée selon un troublant champ contre champ, il demande à sa secrétaire de porter le masque de Nô d’enfant qu’il vient d’acquérir afin d’en voir les multiples expressions, mais reste interdit devant ce qu’il voit. Naruse sous-entend ici que Shingo aperçoit les visages de Kikuko. Cette dernière lui est révélée l’espace d’un instant avant de disparaître brutalement, l’émotion provoquée ne s’éternise jamais dans les plans suivants. Ici la scène est très forte, un dialogue muet entre Shingo et ce qu’il voit est mis en scène à travers le masque, une confidence entre un être présent physiquement et une image qui répond soudainement à ses profondes interrogations. La révélation est aussi éphémère pour nous que pour Shingo et Naruse ne nous en donnera pas plus, ce moment n’appartient qu’à lui même. Comme les portraits de Kikuko, il a sa propre temporalité, ce caractère soudain dans son dénouement qui laisse le spectateur confus de cette expérience presque onirique.
La secrétaire de Shingo et son masque d’enfant de Nô Petit à petit Kikuko se dévoile à nous ainsi qu’à Shingo, la seule personne qui lui prête réellement attention. Dans la dernière séquence du film, Kikuko abandonne ses multiples visages et arbore pour la première ce qui semble être un sourire sincère face à lui. La nature, remplacée au fur et à mesure du récit par des murs et des portes, refait surface. Naruse filme la jeune femme dans un vaste parc — milieu apaisé et respirable — soulignant de nouveau le soin qu’il porte à l’environnement. Dans ce lieu sans frontière, Kikuko évoque sa décision de quitter son mari et, accompagnée de son beau père, parle de l’horizon qui l’attend. Elle n’a désormais plus aucune barrière, physique ou intérieure.
Malgré le drame qui vient de se dérouler, une certaine sérénité émane de cette fin ; ce changement d’environnement, passant d’un univers réduit à une grande étendue, provoque un souffle d’apaisement soulageant immédiatement la pesante atmosphère précédente. Le grondement intérieur de Kikuko prend ici fin et c’est sur un dernier magnifique portrait que nous offre Naruse qu’elle nous quitte, avec un véritable sourire. Le cinéaste nous a fait pénétrer et découvrir ces relations complexes, détaillant avec parcimonie la dégradation lente d’un foyer secoué par un grondement plus vaste, qui lui, n’est pas prêt de s’arrêter.
Kikuko et Shingo ↑1 Dans le système confucianiste comme dans de nombreux autres, le devoir des femmes était de mettre au monde des enfants afin d’assurer la descendance.
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À la rencontre du geste musical
L’acte de création artistique, bien que pratiqué par la majorité des individus, reste largement mystifié et fantasmé dans l’imaginaire collectif. On peut s’être essayé à la réalisation de quelques esquisses, à la rédaction de vers ou à l’écriture d’un quatuor pour cordes, même si l’une de ces disciplines a été approfondie au point d’être l’une de nos activités principales, nous ne pouvons nous empêcher d’envelopper l’acte créatif d’une aura forte qui le distingue des autres activités productives. Le travail, de manière générale, a toujours été très présent au cinéma. Montrer la réalisation parfaitement maîtrisée d’une tâche a quelque chose de très satisfaisant pour le spectateur, effet largement exploité par les cinéastes. Pour cela, le musicien est un choix récurrent et peut produire cette sensation de manière particulièrement puissante. L’aboutissement du travail musical prend généralement la forme d’un spectacle mettant en scène l’artiste de manière saisissante, sa virtuosité, impressionnante en soit est donc magnifiée. Un tel étalage produit des sensations à la fois visuelles par la scénographie, physiques par les gestes du musicien, et auditives par la musique produite. Mais si un musicien pratiquant son art est saisissant, le film montrant cet acte peut l’être encore plus.
Photogramme iconique du film The song remain the same (1976) représentant Jimmy Page et Robert Plant du groupe Led Zeppelin d’une manière éminemment laudative. La représentation cinématographique de la pratique musicale semble s’être orientée vers le succès et la maîtrise. Elle passe donc sous silence l’essentiel de ce qu’est réellement ce travail, en majorité solitaire et invisible. Son caractère mystique, hérité de l’histoire, justifie d’autant plus ces impasses car il dispense au talent de se justifier rationnellement 1. Ainsi, même lorsque le travail préparatoire est montré, les cinéastes choisissent bien souvent d’annihiler toute trace de labeur au profit de la fluidité. De plus cette tâche est généralement orientée vers l’aboutissement d’une performance finale, que ce soit un concert ou un enregistrement, annihilant la possibilité d’un échec. La facilité surréaliste qu’ont les personnages de composer un morceau ou de jouer en groupe avec des inconnus se justifie uniquement par leur talent hors norme. Si de nombreux films musicaux ont déclenché des vocations pour certains, ils ont sans doute provoqué autant de frustrations chez ces apprentis musiciens faisant face à la réalité de ce travail.
Les films musicaux possèdent donc deux défauts récurrents : ils invisibilisent une grande partie de ce qui constitue leur sujet principal et l’oriente vers un finalisme somme toute artificiel. Mais si ce standard est répandu ce n’est pas uniquement par absence de passion ou de volonté de bien faire. Le travail musical, comme beaucoup d’autres, n’est pas aisément représentable de manière conforme à sa réalité. La durée et la répétitivité du perfectionnement instrumental ou de l’enregistrement en studio les rendent peu cinégéniques. La majorité de la musique jouée durant ces moments n’est pas destinée à être écoutée par autrui, et n’est donc généralement pas très agréable à l’écoute. Théoriquement la musique est également très complexe et son propre langage rend une partie des communications entre musiciens incompréhensibles aux non-initiés. Le cinéaste fait donc face à la fois à des problèmes de cinégénie, de temps, et d’accessibilité.
Assumer un point de vue personnel et particulier est sans doute l’une des manières de sortir de cette impasse. Ne pas rechercher l’exhaustivité, et se concentrer sur des moments très précis permet de créer un savoir propre au film sans donner l’illusion d’en faire le tour. C’est dans les documentaires modernes décris par Marie-Jo Pierron-Moinel 2 que nous trouvons des exemples de ce procédé. Cette modernité se définit notamment par l’action d’un regard analytique consistant à voir et comprendre, c’est-à-dire « activer l’imaginaire en tant que médiateur entre le sensible et l’intelligible 3. » Cette notion convient parfaitement à la démarche que nous souhaitons mettre en avant : retranscrire par l’image et le son un travail à la fois physique et intellectuel tel que la création musicale.
Dans son ouvrage, l’auteure cite notamment deux réalisateurs, Johan van der Keuken et Jean-Luc Godard, dont le visionnage des films a inspiré la rédaction de cet article. Tous deux sont connus pour leur mélomanie et leur intérêt pour le travail sonore, les prédestinant à la mise en scène du travail musical. Un premier élément révèle une démarche singulière chez ces réalisateurs : leurs films mettant en scène le travail musical ne se limitent jamais à ce sujet. Chez van der Keuken, Cuivres Débridés, à la rencontre du Swing (1993) s’intéresse autant aux réactions à la décolonisation de différents peuples qu’à leurs différentes fanfares ; Amsterdam Global Village (1996) utilise la musique comme un vecteur d’exploration, parmi d’autres, de sa ville natale ; La Tempête d’image (1982) l’utilise comme un moyen d’étude d’une certaine génération. Dans One + One (1968) ou Soigne ta droite (1987), les captations de travail en studio qu’a réalisé Godard sont toujours intercalées de passages fictionnels. Ne pas réaliser un film uniquement dédié à la musique permet de forcer le caractère microscopique du regard, se concentrant ainsi sur un moment en particulier. Ces instants constituent un espace spatio-temporel précis et relativement restreint : de quelques minutes pour la performance de la DJ dans Amsterdam Global Village, se limitant à l’espace d’une boîte de nuit, à quelques jours dans Cuivres Débridés, à la rencontre du Swing où chaque fragment se déroule dans un village en particulier. La courte durée de la performance de la DJ est contenue dans une séquence unique d’un film beaucoup plus long, alors que le second film permet de s’intéresser à plus de fragments de travail car il s’attarde essentiellement sur les musiciens. Jean-Luc Godard, dans One + One, choisi de capter l’enregistrement d’une unique chanson des Rolling Stones : Sympathy for the Devil, l’espace est donc limité à un seul studio, et plus particulièrement encore, à la seule salle dédiée aux musiciens. Nous ne verrons jamais l’intérieur de la salle de contrôle où se situe la console.
Extrait de Amsterdam global village.Le regard analytique des cinéastes se manifeste par une subjectivité affichée et revendiquée, témoignant de leur propre sensibilité en terme de musique. Johan van der Keuken filme le travail de DJ de manière très découpée et se concentre sur des instants qu’il juge importants de montrer pour comprendre cet univers, à défaut des climax musicaux. Il s’attarde en premier lieu sur l’arrivée de la jeune femme dans son lieu de travail, à son installation et au dépaquetage des disques. Celle-ci nous est présentée de manière très progressive. Nous la voyons d’abord marcher dans la rue, sans savoir où elle va, ni qui elle est, pour s’introduire à la boîte de nuit par l’entrée du public. Nous comprenons qu’elle travaille ici lorsqu’elle salue les videurs, puis son métier lorsqu’elle sort ses disques de sa valise. Son regard s’attarde autant sur ce qui rend l’activité attrayante (le plaisir provoqué par une transition réussie, les gens qui dansent) que sur ses contraintes (le poids de la valise, la maîtrise nécessaire de certains gestes techniques, la grande responsabilité vis à vis du public et de son employeur). L’intérêt du réalisateur pour les gestes et l’ambiance du lieu est manifeste : l’activité de DJ est analysée selon un regard particulier, qui n’a pas la prétention d’en faire la description exhaustive.
Photogramme de Cuivres débridés, à la rencontre du Swing, représentant le portrait d’une des quatre fanfares du film. Le film Cuivres débridés, à la rencontre du swing, comporte ce même regard analytique. La caméra de Keuken, après un plan d’ensemble présentant le groupe, le balaye en détail afin de se concentrer sur chaque musicien. Le mixage accentue généralement cet effet en mettant en avant-plan sonore l’instrument concerné. Ces changements de point d’intérêt s’effectuent de manière fluide, au cours d’un même plan. Présenter la somme des efforts de chaque musicien, avant de décrypter ce tout permet de rendre compte de la complexité de leur art. Faire cela en un seul plan inclut ce procédé analytique dans le flux musical tout en mettant en lumière les liens spatiaux et auditifs qui unissent les musiciens. Chacun d’entre eux semble percevoir différemment la musique jouée par l’orchestre en fonction de sa position. Selon Pierron-Moinel il s’agit même du coeur de ce qu’apporte Keuken au documentaire. Nous pouvons d’ailleurs appliquer ces propos désignant le geste du réalisateur “[c]e relativisme permet d’affirmer la singularité du regard qui ne prétend jamais à l’objectivité ou à la vérité, mais qui, en multipliant les points de vue, […] parvient à ne pas imposer la norme d’un regard juste […] 4”, à la manière de représenter les Rolling Stones par Jean-Luc Godard. Son procédé de captation par une caméra sur rail procède également en un balayage des différents instrumentistes.
Keuken opère le même regard à chaque étape de la vie des orchestres. La mise en scène ne différencie pas le travail privé – répétitions nécessaires au bon niveau du groupe – des représentations en public – indispensable au financement du groupe. Cette question économique est évoquée directement lors d’une négociation entre un client et le chef d’orchestre quant au prix à payer pour l’animation d’un mariage ; ou suggérée lors de l’enregistrement d’un disque dans un studio ghanéen partiellement à ciel ouvert, où le matériel limité oblige un placement insolite des musiciens.
Première occurrence du processus de captation de Jean-Luc Godard dans Sympathy for the devil.Le centre d’intérêt n’est pas dirigé vers une performance finale, l’aboutissement de tout le travail représenté en amont. Cette volonté d’échapper au finalisme est également partagée par Godard, qui a dû lutter frontalement pour tenter de s’en détacher. Sa résolution à ne pas donner à entendre la version finale du morceau Sympathy for the Devil allait en effet à l’encontre des souhaits de ses deux producteurs, le film existera ainsi sous deux versions. L’intérêt de la musique pop pour Godard se situe dans sa construction couche par couche, lui permettant de ne jamais connaître de version définitive. Il se remarque dans le film par l’absence de véritables repères, les séquences montrant les Rolling Stones au travail s’enchaînent sans que l’on comprenne l’avancement du morceau. Nous ne savons pas combien de temps a duré l’enregistrement au total, si les séquences sont montées dans l’ordre chronologique, ni quelles prises ont été utilisées dans le mixage final. Il est clair que la volonté de Godard a été de représenter un pur flux créatif, le détachant de sa finalité et de son utilité.
L’apport d’auteurs s’éloignant de la vision dominante de la production musicale comme Jean-Luc Godard ou Johan van der Keuken est donc précieux. Les films évoqués ont pour point commun des regards qui assument leurs caractères parcellaires. Ils peuvent d’ailleurs paraître réellement opposés : lorsque van der Keuken représente l’activité musicale comme n’importe quelle profession, incluse dans la vie sociale et économique, Godard choisi d’isoler le flux créatif dans des séquences autonomes, qui ne prennent sens qu’en relation avec les autres. C’est par la confrontation de ces regards, se concentrant sur des points d’intérêts précis, que le spectateur peut se forger une réflexion sur ce qu’est le travail artistique.
↑1 Dès la Grèce Antique, si la musique fut théorisée via les mathématiques, les harmonies auditives permises par ces règles furent associées, notamment par Pythagore puis Platon, à l’harmonie du monde créé par les dieux. La pensée platonicienne voit ainsi la musique comme le plus grand des arts, car il permet de s’approcher au plus près du divin. Cette perception de la musique fût en grande partie entretenue par le christianisme qui conserva très longtemps le monopole de la musique savante – écrite, conservable et étudiable. La perception occidentale historique de l’art considère donc le musicien comme celui qui parvient à s’approcher du divin au-delà du commun des mortels.
↑2 Marie-Jo Pierron-Moinel, Modernité et documentaires: une mise en cause de la représentation, Paris, Harmattan, 2010.
↑3 Ibid., p. 262
↑4 Ibid., p. 272
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Trois films d’actualités d’Hans Berge
Sur une sélection de films des premiers temps
Course de luge à Korketrekkeren Une caserne de pompiers à Berlin Au ski Hans Ø. Berge fut l’un des premiers artisans du film d’actualité norvégien. Premier opérateur de prise de vue (filmfotograf) de son pays natal, il revient en 1907 d’un voyage de cinq ans aux États-Unis. Nous pouvons imaginer qu’il découvrit au cours de ce périple les attractions mouvantes que proposaient au public divers industriels et prestidigitateurs et lui inspirèrent une envie irrépressible d’enregistrer des images.
Parmi les quelques films d’actualités attribués à Hans Berge disponibles sur YouTube, nous découvrons les premiers vols de biplans norvégiens en octobre 1910 ou une installation par bateaux des différents segments d’un pont métallique. Ces bandes d’une durée approximative de dix minutes défilaient en ouverture des séances, lors des premiers temps du cinéma. Leurs contenus et leurs formes évoquent un prototype lointain de nos actuels journaux télévisés. À une époque où les tubes cathodiques et les écrans plasma ne nous ouvraient pas encore une fenêtre quasi simultanée sur nos antipodes, ils avaient une place singulière au sein des programmes de cinéma.
Le 47e Festival La Rochelle Cinéma a été l’occasion de redécouvrir trois films du preneur de vues, restaurés en 2018, en avant-séance de La Fille de la tourbière (1917) de Victor Sjöström. Ces métrages n’ont de cesse de me questionner sur la nature de la satisfaction qu’ils m’ont procurée. Ils ne mettent à notre disposition qu’une compréhension parcellaire de l’entre-deux-guerres. Le peu d’informations accessibles concernant Hans Berge m’empêchent de mieux comprendre cette récréation. Le caractère informatif des films se croise avec le divertissement qu’il met parfois en œuvre et finit par se confondre avec lui. Cette sélection du festival fut malgré tout une opportunité appréciable d’accéder à ses documents de la Librairie Nationale de Norvège. L’expérience offre un aperçu de certaines conditions de projection de la première moitié du vingtième siècle, ressurgissant comme des capsules temporelles.
Course de luge à Korketrekkeren (1920) est tourné sur la piste du même nom, longue de deux kilomètres. Située dans le quartier de Frognerserten, elle est la plus étendue d’Oslo. Les concurrents défilent dans l’ordre numérique de leurs dossards le long de l’aménagement naturel propice aux sports de glisse. Bordés par le cordon du public, nombre d’entre eux échouent à négocier leur virage. Berge capte ces différentes cabrioles, montées consécutivement, confirmant les périls de l’épreuve. Ces risques sportifs sont donnés à ressentir lorsque la caméra est embarquée sur une des luges et dévale quelques centaines de mètres. L’exécution sportive laisse la place à une forme de sensation visuelle, où tremble l’épaisse couche de neige et les feuillages touffus des pinèdes. Les spasmes agitant l’image traduisent en flou et en tressautements les frissons inhérents à ses tournois hivernaux.
Une caserne de pompiers à Berlin (1925) témoigne de la précision des soldats du feu allemands. L’ascension millimétrée d’une façade et le télescopage des échelles étonnent par son synchronisme. L’entraînement n’est déjà plus une répétition tant les mouvements semblent chorégraphiés. D’autant qu’il laisse place, après une alarme signifiée par un carton, à une ébauche de fiction où les sapeurs s’exercent à éteindre un incendie déclenché. Une lance à eau escamotable, se dressant comme un cou de girafe, leur permet d’atteindre les plus hautes fenêtres. Le site d’entraînement, devenu plateau de cinéma, est l’occasion de passer en revue les différents progrès techniques de la caserne, à l’instar de ce scaphandre caoutchouteux propageant un parapluie aqueux au-dessus de la tête du pompier l’ayant enfilé.
Au ski (1925) est une archive d’apparence plus personnelle des activités sportives de loisir auxquelles s’adonne une bande de jeunes adultes. Ils dégringolent sur une pente bien plus courte que la piste de Korketrekkeren. Certains y glissent sur la semelle de leurs chaussures et terminent par défiler en file indienne, assis en tailleur. Il s’agit en quelque sorte d’un film de vacances. Comme le montre ce plan où l’un des villégiateurs, travesti en grand-mère dotée d’un fichu, moud du café devant ses compagnons hilares. Hans Berge lui-même se laisse aller aux plaisirs du « trucage » et passe certaines glissades de la modeste pente à l’envers, faisant remonter la pente à des luges pourtant chargées de plusieurs passagers.
En somme, j’ai reçu ces films d’actualités comme des propositions de filmage, des tâtonnements de la mise en scène ou de mise en action d’images mises bout à bout. Nous ne saurions appeler ces tentatives des inventions, à moins d’être présomptueux. Il s’agirait plutôt d’une étape parmi d’autres de la mise en place des modes de filmage. Je me suis ainsi (re)découvert un certain goût pour le cinéma des premiers temps. Ces films-documents témoignent de l’engouement d’antan pour le progressisme, exprimé par l’information sur l’industrie et les inventions de l’époque. Cette extravagante combinaison ignifuge citée plus tôt se révèle, de nos jours, aussi incongrue que les machines volantes de Jules Verne. Cette simple envie de filmer, d’enregistrer la vie de son époque et d’employer les nouveaux outils à notre disposition suffit pour justifier, en tout cas à mes yeux, un emballement imprévu pour les travaux de Hans Berge.