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Étiquette : 1958
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Le Piège
Sur Bonjour tristesse (1958) de Otto Preminger
Bonjour tristesse (07min47sec) Heureusement, le cinéma n’est pas qu’affaire de scénario. Si cela avait été le cas, Bonjour tristesse aurait été un bien piètre film. Au lieu de ça, le mauvais scénario de Françoise Sagan donne naissance à un bon film. C’est d’ailleurs le secret, Preminger fait un film, et transforme une insipide histoire mondaine en un véritable drame de cinéma. La qualité du film n’a pas grand-chose à voir avec ce que l’on y raconte, mais tient de ce que Preminger nous fait voir, la tragédie au cinéma et le cinéma comme tragédie.
Cécile par jalousie et immaturité va, avec l’aide de Elsa (la maîtresse de son père) et Philippe (son amant), pousser au suicide Anne, la compagne de son père Raymond afin de poursuivre sa vie insouciante. Le film nous est raconté en flash-back par la jeune fille morose rongée par les remords. Voilà pour le premier drame, celui du scénario, ressemblant beaucoup au roman original. Pourtant un détail a été modifié, Cécile ne vit pas l’histoire au présent, mais la raconte au passé, revit le film alors qu’elle nous le présente dans les séquences en noir et blanc qui ponctuent le métrage. Dans ces séquences la jeune femme nous est présentée comme un personnage coupé du monde, glissant sur lui. Elle évolue dans des voitures, derrière des vitres et des miroirs, dans des intérieurs exigus, des sous-sols. Cécile s’adresse d’ailleurs directement au spectateur par une voix off et des regards caméra, tout paraît faux et le personnage semble ne pas faire totalement partie de cette mascarade. Le plan d’ouverture du film est un panoramique de Paris, filmé en très courte focale, le grand-angle et le mouvement de caméra viennent donner au décor un aspect de toile peinte déroulée. Le suivant est à bord d’une voiture, c’est un plan truqué classique qui use de projection pour simuler un extérieur. Durant cette introduction, le son semble provenir de nulle part, les bruits de voix et de voiture paraissent irréels. Ce monde en noir et blanc est un monde de cinéma parfaitement faux. Les séquences en couleur qui suivent — et qui constituent la majeure partie du film — tendent à avoir des plans plus longs, aux mouvements de caméra plus discrets, au son moins évidemment postsynchronisé. Les personnages évoluent ainsi librement dans un décor qui ne semble interrompu ni par des trucages, ni par des coupes. Cécile et son père se déplacent naturellement depuis la petite cour à l’extérieur de la villa jusqu’à l’étage et l’intérieur des chambres. Il ne s’agit pas d’un plan séquence, mais le décor est vraisemblable, et affiché comme tel : une attention est portée à montrer les passages d’un plan — d’un cadre — à un autre par le biais d’une porte, d’un couloir ou d’une fenêtre. Tout est connecté, naturel, vrai. Preminger oppose ainsi un monde en noir et blanc « de cinéma » à un monde plus authentique, celui du souvenir — en couleurs. Le suicide d’Anne a transformé le monde dans lequel les personnages vivent en film, et le drame réside dans le fait qu’ils en sont conscients.
Pourtant ce monde a priori vrai était déjà illusoire. Il existe bel et bien une opposition entre les séquences en noir et blanc et celles en couleur, néanmoins ces deux mondes semblent se rapprocher par moment. En réalité Cécile est déjà piégée dans ces endroits clos, et elle s’y plaît. La villa est un lieu isolé, qui donne une illusion d’ouverture. Il s’agit au final d’un petit monde dont Cécile ne sort jamais, ou alors pour se rendre dans d’autres espaces confinés — la maison du voisin, un bal, un casino, etc. Anne ne menace pas ce monde, mais le met à jour. La séquence de son arrivée est une révélation, au spectateur du moins, de la nature similaire de ces deux univers. En effet si la scène semble au départ filmée dans le même ton que précédemment, le montage et les plans se resserrent sur les personnages, les isolant dans un cadre de plus en plus réduit. Cécile, auparavant mobile et pleinement cadrée se retrouve immobilisée, fixe et en gros-plan. Ce changement de régime se fait au moment précis où elle annonce son souhait d’être entretenue par un homme, alors qu’elle se positionne presque exactement en superposition d’un dessin aux traits simples, d’un archétype plat. Anne ne provoque pas un changement fondamental dans le monde de Cécile, mais le révèle tel qu’il est, vide, coupé du monde, plat, superficiel et faux. La scène s’achève sur la fermeture d’une porte vitrée, présente depuis le début, mais qui cette fois sépare Cécile du monde et à travers laquelle elle jette un rapide et étonné regard caméra. Ce regard n’est pas le premier du film, mais le premier de la vie de Cécile, qui durant quelques photogrammes, remarque la présence de l’appareil. Cet instant est très bref, à peine quelques images, et personne — ni les personnages ni le spectateur — ne s’en préoccupe, la scène suivante reprend sur un régime habituel. Pourtant une impression de malaise diffuse s’installe et refuse de disparaître, quelque chose dans ce film ne semble pas juste, mais impossible de savoir quoi.
Henri Matisse, Tête de jeune femme Ainsi l’arrivée de Anne dans le film révèle que le monde idyllique du souvenir est parfaitement artificiel. Elle propose alors à Cécile de quitter cet univers, d’emprunter un passage qui la mènera du monde plat de l’écran à la réalité. Mais il ne s’agit là que d’une ouverture, que Cécile doit voir et choisir d’emprunter. Or, elle décide de lutter, de résister à la tentation d’en voir davantage et persiste à vivre dans un monde confortable où une place lui a été ménagée. Cécile va échafauder un plan pour se débarrasser d’Anne et va le mener à bien par l’intercession du cinéma. Alors que Cécile s’enferme dans sa chambre afin de planifier le départ d’Anne, la musique, jusqu’alors plutôt discrète dans les séquences en couleur, se fait de plus en plus dramatique et culmine avec l’arrivée de Elsa, comme si elle annonçait cette dernière. Elsa sera un pion essentiel à l’intrigue de Cécile, et son arrivée semble avoir été préparée par le film lui-même. Lors d’une séquence un peu plus tardive, Cécile s’en va retrouver son amant Philippe afin de mettre en place son complot, et paraît elle aussi guidée par la musique orchestrale, très cinématographique, d’un thriller sentimental. L’éclairage de la scène, sa musique, les actions des personnages et leur posture dans les plans, tout dans cette séquence est stéréotypé, parfaitement à sa place. La jeune femme n’a rien à faire, si ce n’est se laisser guider par un archétype de scénario rédigé pour elle et qui se joue tout seul. Le plan de Cécile n’est en fait que le déroulement dramatique logique d’un film hollywoodien classique, et c’est cette trame jusqu’alors inachevée que Cécile complète naturellement. Anne menace de révéler la supercherie du cinéma, ce dernier riposte en usant de ses artifices classiques. Le film doit se dérouler, comme il convient pour un ruban, du début à la fin, sans accrocs.
Le tragique de Bonjour tristesse réside ici. Cécile, à peine éveillée à la nature factice de son monde, s’y laisse envoûter et ne parvient pas à résister à son évidence, sa facilité. Alors qu’elle est introduite aux artifices qui composent son univers, qu’elle aperçoit la caméra qui la filme, qu’elle emprunte le chemin qui viendra la sortir de ses illusions, elle se laisse séduire par la place que le cinéma lui offre. En se débarrassant d’Anne, elle condamne l’unique issue qu’elle lui offrait, mais ne peut pourtant pas oublier la caméra qu’elle a vue plus tôt. Cécile reste ainsi coincée entre deux mondes, elle n’est plus tout à fait un personnage, mais pas encore tout à fait une personne, comme une actrice qui ne pourrait pas sortir de son propre film. Elle est condamnée à errer à jamais dans les limbes du cinéma, consciente de sa situation, en mesure de comprendre les mécanismes qui la contrôlent, mais impuissante face à eux.
Réduite à l’impuissance, condamnée à jouer le même rôle pour toujours, Cécile revoit indéfiniment le film inaltérable auquel elle a participé et duquel il n’est plus possible de se libérer. Résignée et abattue, lors du dernier plan du film, elle se farde devant sa glace, s’embaume telle une momie revenant à la vie à chaque projection. Pour nous le film est fini, mais pour elle, tout recommence.
Bonjour tristesse (01h33min06sec) -
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Sur Le Gaucher (1958) de Arthur Penn
Paul Newman dans Le Gaucher, Arthur Penn (1958) Le Festival La Rochelle Cinéma nous propose de belles surprises et des restaurations inédites, c’est pourtant vers les redécouvertes de plus ou moins grands classiques que notre cœur se tourne aujourd’hui. Arthur Penn, artiste à l’honneur de cette 47e édition, nous a offert l’un des plus beaux films du festival : Le Gaucher réalisé en 1958. Ce western trace le parcours de William Bonney, héros solitaire errant de règlements de compte en accalmies. Découvert au versant d’une montagne, assoiffé puis rescapé, le cavalier rejoint le groupe de Tunstall, un éleveur de l’Ouest. Les deux hommes se lient d’amitié, et lorsque ce dernier est lâchement assassiné, William ne voit pas d’autre chemin que celui de la vengeance.
L’histoire racontée est celle de Billy the Kid, de son érection en persona au rôle qu’il devra endosser. Pourtant c’est péniblement que se créera la légende au prix du destin d’un homme. Car si le film paraît avancer d’un pas assuré vers la sacralisation, c’est en titubant que William Bonney assassine un à un les hommes sur son chemin, ôtant tout brio à la démonstration. Le cowboy — fervent adepte des représailles — semble en constant décalage avec la mentalité de l’époque où, fatigué de la mort c’est à la loi que l’on désire désormais faire appel. L’amnistie est déclarée, mais jamais William ne s’y pliera, se mettant tous ses amis à dos. À cet instant, la souffrance — véritable sujet du film — se manifeste à nous sous les traits de l’acteur. Le cavalier ne sait s’adapter à ce bouleversement, marche de travers au sein de ce film qui désire l’accueillir. Car c’est les bras grands ouverts que l’intrigue ménage une place au cowboy et les occasions de rédemption de manquent pas. Néanmoins les cadavres s’empilent, la confiance des protagonistes s’effiloche et le sourire de William se crispe à mesure de son inadaptabilité. Seul au sein des plans les actions du personnage laissent le spectateur interdit, dans l’attente sans doute de la cohérence propre aux légendes.
Aucune évolution ne lui semble permise, le récit créé est celui d’un apatride idéologique. Le film à deux vitesses échappe néanmoins à une trop grande cruauté en allouant à son héros un moment de répit, instant d’accord entre intériorité et environnement. Aux derniers plans du western, seul dans la pièce où son ami est mort c’est à un relatif et salutaire apaisement qu’accède Billy. Il saisit la flûte de son acolyte, la porte à ses lèvres et timidement souffle ce qu’il n’a jamais pu dire, une note à la justesse du mythe. C’est en William que l’homme est arrivé et c’est en Billy qu’il est mort.