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Étiquette : Cannes 2019
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La loi du Bento
Sur Les Misérables (2019) de Ladj Ly
1. On a déjà parlé ici des Misérables. Sans doute le film, nous avons tenté de le dire, pose-t-il de nombreux problèmes, faisant montre notamment d’un désir de conciliation qui nous paraît étrange, d’un resserrement de son propos – du scénario – sur le temps trop succinct d’une seule journée de jeux et de travail. Sans doute le film vise-t-il très haut, pointant un problème structurel – le délaissement et la répression policière dans les banlieues – mais sans parvenir pour autant à quitter le relativisme de ses portraits de « petites gens ». À donner ses chances à tout le monde, à nuancer les caractères (il y a trois flics : un méchant pas si méchant que ça, un gentil, épuisé, qui finit par faire une bêtise et tirer sur un gosse, un nouveau venu innocent qui suit les autres par loyauté), c’est la pression des groupes sociaux qui n’est finalement pas montrée, les rapports de force et de lutte ne se fondant, au bout du compte, qu’en des rapports brouillons et toujours singularisés. Si bien qu’à la toute fin, lorsque les enfants se révoltent après presque 1h30 de film, ce sont certes toutes les formes d’autorité qui en prennent pour leur grade, de la BAC aux corps d’oppression plus mous, moins institués – dealers, « maire » autoproclamé, adultes complices et lâches –, mais des individus seulement qui sont mis en danger. Durant la dernière scène, le film épouse le point de vue de Bento, le flic innocent et aimant, coincé dans une cage d’escalier, dans la ligne de mire d’un cocktail Molotov ; en face du lui, Issa, l’enfant-martyr des Misérables, tout juste remis de la balle de flashball qu’il a pris dans la tête, situé un étage plus haut s’apprête à le lancer. On ne sait pas s’il le fera, mais le goulot de la bouteille étant déjà brûlé, l’espace étant restreint, rétréci par le feu et la fumée et bloqué de toutes parts, il est à peu près sûr que le cocktail va bientôt, et sur eux, exploser. Le film se clôt ici, sur ce non-choix à la violence énorme : ou tuer ou se faire tuer dans ce duel terminal, par une haine réductrice qui barre l’accès à l’événement, à la forme historique de cette soudaine insurrection, dans un mouvement aveugle présenté par le film comme un mouvement glacé, inévitable (l’enfant, bien sûr, devait finir par se venger), mais qui pourtant est un pur artifice de scénario, une mise sous tutelle de la scène par une tension voulue, écrite, et parfaitement désordonnée des Misérables.
2. L’erreur serait de croire que, venant du documentaire, Ly réalise un film en « prises directes » sur la réalité. La caméra au poing et les zooms soudains dans l’image ne doivent pas nous tromper, Les Misérables n’emprunte au reportage qu’une esthétique, comme le disait ici Denis Grizet – une lecture faussement neutre, mais devenue banale, de son réel filmé. Les plans sursautent et se bousculent, donnent l’illusion d’un regard impartial, surpris et affolé, mais ils n’ont pas d’autre logique qu’une mise en tension perpétuelle, qu’une pression qui sourd et ne cesse de monter. Cette pression donc, nous la dévisageons lors de la fin du film, lorsque le cocktail Molotov s’apprête à exploser ; et c’est elle également qui nous frappait lors du démarrage du récit, quand la violence des Misérables débute déjà et arrive à son comble. Nous sommes alors sur un terrain de football et la brigade de la BAC, après de longues séquences d’introduction qui plantent les personnages et le décor, interpelle un enfant (Issa), accusé du vol d’un lionceau. La brutalité policière aidant, le montage des images à ce moment s’excite et, à grands coups de zooms et de travellings qui tour à tour fragmentent et circonscrivent la scène, les matraques sont déjà lancées. L’enfant s’enfuit, puis, on ne sait trop comment, la première douche de lacrymo finit elle aussi par tomber, au grand dam d’un des flics qui la prend dans les yeux. En peu de temps pourtant, l’enfant est rattrapé ; s’ensuit un face à face entre la BAC et un groupe de gamins qui les acculent ou les tiennent en respect d’un côté et de l’autre de la rue. Une nappe sonore (un bourdonnement, des cris) rapidement s’épaissit tandis que les plans s’additionnent (inserts, portés et plans de drone), faisant s’acculer l’homme qui tient Issa dans la main droite, son arme dans la gauche, et pleure à cause du lacrymo qu’il a pris à l’instant. Alors le drame a lieu – l’enfant s’échappe, un contrechamp, une énième perte de repères et enfin une détonation. Il arrive un moment où ce n’est plus que le montage sonore, visuel, et non pas le tir de flashball, qui met à terre et défigure le jeune Issa.
3. C’est en ce sens que, cela ne fut pas assez dit, Les Misérables est un film violent – porte en lui une violence énorme. Non pas seulement parce que son sujet l’est, parce que ses personnages le sont, mais parce qu’il cherche sans cesse ce point d’acmé où la force mangeuse du montage tout à la fois trouve sa vitesse de fond (celle où « ça va bientôt péter ») et tend à s’effacer derrière le devenir tragique de la situation, la lacrymo étant ici un faire-valoir, le coup de pouce du scénario qui souligne la sentence, terrible certes, mais on ne peut plus logique de la scène ; en quelque sorte, « ça devait bien finir par arriver ». Et plus encore, cette violence est énorme parce que les séquences qui la portent courent sur un fil plus large qui n’est pas du tout maîtrisé : Les Misérables est un film incertain, mal écrit ; il y a chez lui toutes sortes de négligences. Par exemple il y a le drone, téléguidé par un adolescent (Buz), fournissant une vue subjective plutôt belle faite de plans aériens très lents et dévoilant l’organisation géographique de Montfermeil. L’engin finira fracassé par l’un des agents de la BAC dont il a capturé la bavure sans que cela n’empêche, une bonne demi-heure plus tard, l’arrivée d’un plan aérien visiblement tourné par le même drôle de drone. Réminiscence d’un regard injustement bousillé ? Plutôt légèreté d’écriture, facilité de montage et de rythme des images, car ici ce qui est montré c’est la voiture de la BAC qui file vers le traquenard final, et c’était certainement plus efficace de prendre, à ce moment-là, de la hauteur. Peu importe alors que le moyen utilisé n’existe plus dans l’histoire et que le drone revienne, non comme personnage ou regard qu’il était, mais comme moyen technique idéalement adéquat à une situation particulière. Il y a là un saut, qui n’est pas des sauts qui libèrent les films, les font aller voir ailleurs ; mais un rebondissement qui défausse, fait fi de l’enchaînement des faits et événements du scénario, quitte un état – personnage-drone hors-service – pour un autre – mouvement d’appareil qui n’est la résurgence de rien, le fantôme de personne ; un regard qui ne soutient rien. Ces sauts d’un état à un autre ne se produisent pas seulement pour l’appareil volant, c’est tout le film qui est touché par cet étrange arrangement avec toute vraisemblance ou cohérence. C’est tous les protagonistes qui glissent, comme le drone, entre deux états : tantôt ils suivent leur trajectoire de personnages, tantôt ils sautent de cette trajectoire pour se faire techniques scénaristiques et aider des scénaristes et réalisateurs qui n’ont de cesse d’aller au plus simple, au plus aisé – d’éviter tout fracas, de manquer à toute invention.
4. C’est que Les Misérables était sur le point de créer une véritable valeur ajoutée au scénario plutôt routinier du film pourvoyeur en informations sociales : au bout d’une demi-heure se produit le tir contre Issa et la scène est enregistrée par le drone guidé par Buz, fournissant alors une image de fiction. Fiction qui ne doit rien au tir de flashball, mais parce que celui qui tire et celui qui subit ne sont habituellement jamais capturés dans le même cadre, sur un support qui rend la preuve transmissible. Et c’est cette transmission que Ladj Ly refuse, c’est cette fiction énorme que le film ne veut pas supporter. L’image du crime filmé par le drone, personne ne la verra : ni le spectateur rivé au montage du film, c’est-à-dire à la caméra de Ly, toujours d’un côté ou de l’autre, mais jamais face à l’ensemble inédit des oppresseurs et des opprimés ; ni les personnages du film, qui pris dans les rebondissements ne peuvent jamais se poser et regarder. L’image interdite existe en marge du film, au-dessus de lui – c’est le drone à nouveau, qui survolait la caméra du réalisateur et voyait ce que lui ne voulait pas voir –, dans un espace qui est celui de la fiction : la fiction ce n’est jamais ce qui n’existe pas, c’est ce qui existe aux abords, ce sont les circuits que le réel ne peut faire emprunter parce qu’il y a toujours obstacle à leur atteinte. La fiction n’arrive jamais seule : il faut s’abandonner à raconter une histoire – alors elle vient traîner dans le coin et l’histoire tout à coup s’échappe, se retourne et propose au regard ce qui avait été manqué, ce qui n’avait pas été vu. Et ce non-vu, il faut alors s’en saisir, et poursuivre avec ; alors le récit est parfaitement assimilé par les protagonistes et peut être transmis avec la résolution de sa part manquante. Mais Ly ne raconte aucune histoire, il s’en tient à la lettre de son scénario et colle à ses souvenirs. C’est que les récits tout le monde ne veut pas les entendre, or Les Misérables veut être entendu de tous, dans tous les camps – aussi s’en tient-il à distribuer des faits et met-il la fiction en déroute en envoyant la carte mémoire en vadrouille. Dès lors le film a le feu aux fesses et court dans tous les sens, n’importe comment, jusqu’au minable cocktail Molotov final, moins tenu par Isaa que le spectateur regarde, que par un truc de technique du scénario – « la fin ouverte » – que le film contemple, satisfait.Les Misérables, sûrement, fait partie de ces films qui manquent de suite dans leurs idées. C’est-à-dire que la volonté du scénario (ou non volonté) finit toujours par prendre le pas sur le contenu de ses images filmées, nous dépossédant de ce qui, par l’image, avait été gagné.
5. On a donc un film qui a besoin de dissimuler ce qu’il avance – déjà le tir, bizarrement monté, n’était guère visible – afin de ne pas trop se tremper. Pour cela, le film a un agent infiltré au service de son scénario, très doué pour effacer les traces, pour amener le doute sur ce qui a eu lieu. Cet agent c’est Bento, le flic gentil, dont on aura tout de même des raisons de se méfier dès les quasi-premiers mots : à une question de ses collègues sur les motivations de son engagement, voilà un type qui explique que venant de Police Secours, il se réoriente vers la BAC afin d’être muté depuis Cherbourg dans une zone plus propice à la garde alternée de son fils. Le motif est plutôt bancal, si ce n’est carrément insuffisant. Car Bento est une pure invention d’écriture, c’est-à-dire que sa situation colle de trop près un scénario lâche, dont il n’est rien d’autre que la métonymie de son application à ne jamais choisir. Ainsi campé, il va pouvoir entrer en action, c’est-à-dire – paradoxalement – plonger le film dans une inertie totale en dégonflant toutes les situations. Cela, il le fera par sa parole, tout droit sortie du film mal écrit, c’est-à-dire du film qui justement ne tient jamais parole. Observons plutôt : quelques séquences après le tir de flashball, c’est la fin de la journée et la pression s’est abaissée. Bento, une bière à la main, fait la morale à son collègue qui tout à l’heure avait tiré, retraçant avec lui le déroulé de l’interpellation – et recouvrant, par-là, d’une voix sûre et d’autorité, sortie de l’accrochage des plans, ce qui s’était alors passé. À lui de dire que la pression subie n’était alors qu’une pression faible, que « ce n’était que des enfants » qui leur faisaient face dans la rue, les bloquant grossièrement avec des pierres et des canettes ; à lui, par la voix distanciée du commentaire et la prestance du personnage, adroit et juste depuis le commencement du film, d’énoncer calmement la disproportion incroyable du tir et des besoins réels de la situation. Certes, et on ne peut qu’être en accord avec lui, car on sait bien maintenant que ceux qui usent des flashballs sont des fous. Pourtant, la question n’est pas là, ou ne devrait pas l’être, quand le discours conscient et politique du film, porté par le flic le plus sage, s’en vient vider la brutalité sourde de l’interpellation de la continuité du film. Il y a là le travail latent – travail second, masqué, mais non moins véritable – d’un film qui frappe ou brutalise, brouille la vue et fait mal, puis dénie lorsque ça l’arrange la vérité de ses images. Au mal-vu de la mise en scène, il y a encore dans Les Misérables le non-dit de la mise en récit.
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Notes sur Les Misérables
Sur Les Misérables (2019), de Ladj Ly
Il est compliqué de développer sereinement une parole critique véritablement libre – par rapport à soi-même ou aux autres – sur un film comme Les Misérables (2019). Plusieurs raisons, que je détaillerai ci-dessous, m’amènent à dresser ce constat. Pourtant, dès ma sortie de la salle de cinéma, il m’a semblé évident qu’il me fallait écrire sur ce film, en dépit des obstacles et embûches potentielles. En effet, et malgré tout ce que je pourrais dire plus bas, l’œuvre de Ladj Ly est une œuvre cinématographique majeure de notre époque. J’y perçois de nombreuses limites, de nombreux problèmes (esthétiques, politiques, artistiques) et, disons-le franchement dès le début de notre réflexion, le film ne me plaît pas beaucoup. Mais Les Misérables existe bel et bien et trouve en ce moment même un public chaque jour plus grand. La société et ses spectateurs trop souvent passifs tournent le regard vers Montfermeil. C’est peu, mais dans le contexte actuel c’est déjà beaucoup.
Misérable solitude
Je commencerais par rappeler qu’un film, pour être correctement évalué ou critiqué, doit toujours être comparé. Il est en effet extrêmement complexe de déployer une parole critique sans points de repère autres que l’œuvre qui en est l’objet principal. Je précise également que cette comparaison ne peut pas s’opérer dans n’importe quelles conditions, même s’il n’existe pas de règles bien déterminées que je pourrais énoncer ici. Je dirais, simplement et de manière tautologique, que nous pouvons comparer un film uniquement à d’autres films qui lui sont comparables. En ce qui concerne Les Misérables, il faut pourtant dresser ce triste constat : le film est seul. Je pourrais à la limite évoquer La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995), État des lieux et Ma 6-T va crack-er (Jean-François Richet, respectivement 1995 et 1997) ou Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? (Rabah Ameur-Zaïmeche, 2001 – par ailleurs tourné dans la même cité que Les Misérables, les Bosquets). Mais ces films correspondent maintenant à une autre époque, à un autre état d’esprit, à une situation sociale et politique différente. Je pense que m’appuyer sur eux m’aiderait moins à critiquer Les Misérables qu’à développer un propos plus vaste, par exemple sur la représentation des banlieues des grandes agglomérations au sein du cinéma français. Mais il faudrait alors nous intéresser aussi à Question d’identité (le chef d’œuvre de Denis Gheerbrant, 1986), à De bruit et de fureur (Jean-Claude Brisseau, 1988) et sans doute jusqu’à des productions Besson comme Banlieue 13 (Pierre Morel, 2004).
C’est ainsi que j’en reviens à mon triste constat : Les Misérables est bien seul. Pourtant, une profusion de films comparables devrait régner dans les salles obscures. Il n’en est rien. Cette solitude, bien malgré moi, m’amène à aborder cette œuvre avec une certaine bienveillance, à revoir mon exigence habituelle à la baisse. Cette indulgence a priori est injuste envers le film, je le sais bien. Je tenterai de lutter contre elle, donc contre moi-même, mais sans être sûr de tout à fait y parvenir.Intouchable
À un autre niveau, plus objectif cette fois, j’irai jusqu’à dire que Les Misérables est armé contre toute critique (un peu comme l’était Intouchables par le simplisme et la bonne foi de son propos). Le réalisateur a grandi à Montfermeil (là où se déroule le film), il a une solide expérience du documentaire (ou du reportage devrais-je dire), les faits racontés sont « issus de faits réels », une partie du casting est composée d’acteurs non professionnels du cru, etc. Pour le dire simplement, on ne peut pas a priori suspecter Les Misérables de parler de ce qu’il ne connaît pas.
Comme le dit le scénariste, Giordano Gederlini, pour Première : « Les Misérables est le premier film de banlieue réalisé par quelqu’un qui vient du monde qu’il décrit, et non un Parisien ou un intellectuel qui se penche sur la question 1. » Au-delà du fait que c’est tout simplement faux – Rabah Ameur-Zaïmeche a grandi et a réalisé son premier long-métrage dans la même cité que Ladj Ly –, mais aussi de la démagogie et des relents populistes qui suintent de cette citation, ce qui m’intéresse particulièrement c’est que, pour Gederlini, un film qui traite de la banlieue est nécessairement meilleur s’il est fait par quelqu’un de banlieue et non un intellectuel. Je me contenterai de préciser que non seulement un intellectuel peut tout à fait être issu de banlieue, mais que le fait de connaître le terrain n’a jamais fait de quelqu’un un bon cinéaste : un bon journaliste sans doute, un excellent reporter pourquoi pas, mais un grand artiste je ne pense pas. Je ne dis pas qu’un « Parisien ou un intellectuel » aurait nécessairement produit un meilleur film. Je me contente de préciser que le rapport de causalité n’est pas aussi simple à affirmer. Les films de Pier Paolo Pasolini sur la banlieue romaine, comme Accattone (1961) et Mamma Roma (1962), en sont les meilleurs contre-exemples.Accatone de Pier Paolo Pasolini, 1961 Les Misérables serait ainsi, toujours a priori, un film « nécessaire » sur un « sujet de société » réalisé par la meilleure personne possible. Critiquer la forme que prend le film ou son propos reviendrait d’une certaine manière à se mettre du côté des « Parisiens et des intellectuels », du côté de l’art, de la distance, contre le terrain, la réalité, bref, une forme de « vérité ». Tout cela n’est pas sans poser d’énormes problèmes au commentateur et je me dois de m’inscrire en faux contre ces affirmations qui découlent des propos du scénariste du film. Un « intellectuel » (terme que j’entends de mon côté sans connotation péjorative aucune) peut tout à fait déployer un propos d’une redoutable justesse sur un milieu dont il n’est à l’origine pas issu.
Du documentaire et de la fiction
Les Misérables, nous l’avons pour l’instant sous-entendu, prétend construire une fiction à partir de faits réels, vécus et collectés par son réalisateur. Ainsi, l’ambition de l’œuvre de Ladj Ly est bien de faire du Cinéma, c’est-à-dire une œuvre artistique, à partir du réel. C’est dans cette ambition que réside bon nombre des qualités des Misérables. Il faut en effet souligner le travail anthropologique, topographique, sociologique, urbanistique, que déploie Ly.
Buzz cartographie la cité avec son drône. Ces territoires urbains, parias du cinéma français comme du territoire national, méritent d’être montrés. Il faut filmer cette jeunesse qui habite ces lieux, il faut cartographier via l’objectif cette énergie si particulière. Les Misérables y réussit formidablement bien. L’intégration des plans tournés à l’aide d’un drone, via un personnage particulièrement intéressant – le jeune Buzz, projection du réalisateur au sein de sa fiction et joué par son fils –, participe de ce succès. Il en va de même pour la scène introductive du film, tournée en situation documentaire au cœur des rues bondées de Paris lors d’un match de la Coupe du monde de football.
Immersion documentaire dans la foule. Pourtant, ce qui aurait pu être la force principale du film se retourne vite contre lui. En effet, Les Misérables ne réussit pas à exister entre documentaire et fiction, ou plutôt comme documentaire et fiction à la fois. Il est parfois un documentaire et parfois une fiction, en fonction des plans, des scènes ou des séquences. Je n’y ai jamais retrouvé cette merveilleuse porosité, cet entrelacement complexe et fertile du réel et de la fiction qui est au cœur du travail des plus grands cinéastes français contemporains (Laurent Cantet, Rabah Ameur-Zaïmeche, Alain Guiraudie notamment). Ici, il n’y a jamais articulation mais toujours hésitation. Le manque de dialectique est criant et vide en partie l’œuvre de son sens. On ne croit plus ni à la fiction développée ni aux faits relatés : la caricature l’emporte alors sur l’observation, les péripéties tournent à vide.
Comme un coup de poing dans le cadre. Les rapides zooms qui ponctuent fréquemment les choix de cadrage du film sont un des symboles de cet échec. Ces coups de poing dans l’image rappellent la télévision dans ce qu’elle a de plus crasse (des émissions sordides comme Zone Interdite sur M6 ou Enquête d’action sur W9, à ses débuts intitulé En quête d’action, puisqu’il s’agissait littéralement de traquer la violence à coups de plans). Je m’étonne alors d’entendre Ladj Ly, à l’occasion d’une interview donnée à Première, affirmer que « la seule chose qu’[il] voulait éviter c’est le rap, la drogue, les go fast, les armes… Tous ces clichés insupportables. » Et de préciser : « Je n’ai jamais vu de batailles rangées dans mon quartier. On parle ici d’un vol ridicule qui embrase le quartier. L’important était de rester le plus possible accroché au réel. » Pourquoi éviter les clichés au niveau scénaristique, mais les reproduire au sein de sa mise en scène ? La manière dont il distingue forme et fond, sans s’interroger le moins du monde, est pour moi une des clefs de l’échec du film à dépasser les limites dans lesquelles il s’enferme. La forme parasite ici le fond : si le réalisateur est « blindé » au niveau des intentions, c’est bien au niveau de sa forme en tant qu’œuvre cinématographique que Les Misérables déçoit le plus.
Le mal des transports. De l’objectivité
De la télévision, je ne suis pas sûr que le film de Ladj Ly n’hérite que de certains tics de mise en scène, visant à dynamiser artificiellement l’image et le rythme du montage. Pour moi, Les Misérables s’inscrit plus dans la lignée du reportage et du journalisme en général que dans celle du cinéma. La raison de ce constat, pour laquelle le film me déçoit, et pour laquelle son succès critique et public me révolte presque, est la même que celle pour laquelle Michel Ciment l’aime beaucoup :
« Ce que j’apprécie aussi, c’est que [Les Misérables] est supérieur à La Haine de Mathieu Kassovitz, ce n’est pas du tout un film manichéen : il y a de tout, un flic très sympathique, un flic assez odieux ; les jeunes des banlieues sont des gens dont certains sont des brutes, des casseurs quand d’autres sont au contraire des gens sincèrement révoltés. Il y a une vraie complexité 2. »
Ce que Ciment identifie comme de la « complexité » est bien au contraire d’un simplisme révoltant. D’abord, l’opposition entre « brutes et casseurs » et « gens sincèrement révoltés » mériterait à peine que je m’y arrête, tant elle fait affront au terme « complexité ». Ensuite, et Ciment n’a pas tort, dans Les Misérables chacun a ses raisons. Il y a des bons et des gentils partout : il y a même des gens qui sont parfois gentils et parfois non ! La vie ce serait ça, une infinité de nuances de gris. Que c’est beau, que c’est intéressant ! Un bon film serait alors celui qui transmet cette « complexité » de la vie. En bref : un film objectif, équilibré, impartial, qui dresse un constat non partisan sur le monde qui nous entoure.
Mais le cinéma ce n’est pas ça ! Ce n’est pas un soi-disant instantané de la « complexité » de la vie. Un artiste doit déployer sa vision du monde, partager un point de vue plutôt que de feindre une vaine quête d’objectivité, qu’il devrait laisser aux journalistes et aux sociologues du dimanche. Sans pour autant être manichéenne, une œuvre ne peut tout de même pas tomber dans une forme de relativisme désespéré comme c’est le cas avec Les Misérables. Renvoyer dos à dos la BAC et la jeunesse sans interroger plus avant les structures, les fondements de ces liens complexes qui amènent à des affrontements c’est, toujours, prendre le parti du statu quo c’est-à-dire celui du pouvoir en place. Refuser de prendre parti, c’est déjà prendre parti, et c’est surtout se trouver du mauvais côté des barricades. La « fin » du film illustre d’ailleurs particulièrement bien cette idée. L’impossibilité du réalisateur à se positionner et à proposer un point de vue subjectif sur les situations qu’il a pourtant lui-même mises en place l’amène jusqu’au point limite où il ne peut plus terminer son propre film. Ironiquement, le dernier plan est en caméra subjective, mais du point de vue du policier. Nous savons alors peut-être à quoi nous en tenir. Ne restait plus qu’à Emmanuel Macron de se déclarer « bouleversé par la justesse du film » et de « demander au gouvernement de se dépêcher de trouver des idées et d’agir pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers 3. » Une réaction tout à fait normale à un film « adressé aux politiques 4 ».↑1 [http://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Les-Miserables-s-inspire-davantage-d-oeuvres-americaines-que-de-La-Haine]
↑2 [https://www.franceinter.fr/cinema/les-miserables-de-ladj-ly-le-meilleur-film-de-banlieue-realise-en-france]
↑3 JDD du 17 novembre 2019, [https://www.lejdd.fr/Politique/emmanuel-macron-touche-par-les-miserables-3931762#xtor=CS1-4]
↑4 Ladj Ly sur BFMTV, 18 novembre 2019, [https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/le-realisateur-ladj-ly-se-felicite-qu-emmanuel-macron-ait-vu-son-film-les-miserables-qu-il-qualifie-de-cri-d-alarme-adresse-aux-politiques-1202478.html]