L’invention de la mémoire

Sur Pour la suite du monde (1963) et Pierre Perrault

« Car dans ma mémoire est gravée, et me navre à présent,
la chère et bonne image paternelle
de vous quand sur la terre vous m’enseigniez
heure après heure comment l’homme se rend éternel ;
quel gré je vous en sais, durant toute ma vie,
il faut que dans ma langue on le discerne »

Dante, La Divine comédie, L’Enfer XV, 82-87

À une époque où le Québec est encore fortement imprégné de références culturelles étrangères, assourdi par la langue des puissants voisins anglophones, mais aussi prisonnier du français, Pierre Perrault va littéralement faire naître une prise de conscience et de parole authentiquement québécoise, là où, humainement aliéné, on fut longtemps prié de se taire. Fidèle à l’esprit des grands explorateurs 1, il va parcourir son territoire dans l’intention de nommer le pays avec les mots des gens d’ici. Celui qui fut d’abord avocat, puis tour à tour poète, écrivain, parolier, homme de radio, de théâtre et de cinéma, a donné à voir et à entendre une œuvre profondément généreuse. Cinéaste de la quête, cherchant sans cesse à dire l’homme et l’univers, sa démarche n’est pas purement anthropologique, elle va bien au-delà : touchant à l’intime, elle cherche à connaître et faire comprendre son propre territoire. Chez Perrault, les données ethnographiques acquièrent d’ailleurs un caractère poétique très fort, qui dépasse l’attribut scientifique. C’est ainsi que le portrait qu’il fait du Québec et de ses habitants est une création lyrique capable de capter du mythe grâce aux mots.

Après avoir écrit et réalisé Au pays de Neufve-France, une série en treize épisodes sur les coutumes des habitants des rives du Saint-Laurent, Pierre Perrault propose à l’Office National du Film du Canada au début des années 1960 un projet de long métrage documentaire sur l’Île-aux-Coudres, région sertie dans le fleuve que lui a fait découvrir son épouse, Yolande Simard, et dont il n’a cessé d’en être le géographe. Perrault emmène les insulaires dans la reconstitution de l’ancestrale pêche au marsouin, perpétrée jusqu’en 1924. C’est quarante ans plus tard, dans Pour la suite du monde premier film d’une trilogie 2
que Perrault, homme du son, met véritablement en place, grâce à Michel Brault, homme de l’image, ce qui constitue le postulat de départ de toute son œuvre à venir : l’identité culturelle d’un territoire est intrinsèquement liée à son logos. Le verbe permet de mettre en jeu ce qui regarde tout le monde, et c’est pour cela que la parole irrigue très fortement le cinéma de Perrault : dans ses films, on ne la demande pas, on la prend, parce qu’il en va du bien d’une communauté qui, lasse d’être oubliée par les images, négligée par la littérature, reléguée au dernier plan d’une histoire qui ne compose qu’avec les grands, décide de s’exprimer. 

Cette parole fondatrice, Perrault la capte abondamment dans Pour la suite du monde. Elle est recueillie grâce aux nombreuses discussions et réunions des insulaires, principalement la famille Tremblay et la famille Harvey, qui questionnent l’intérêt du projet et émettent des doutes quant à son exécution. Au début du film, Alexis Tremblay explique à son fils Léopold qu’il ne va pas les aider de peur de leur nuire. Mais, au fil des conversations entre les jeunes et les anciens, l’enjeu considérable de la pêche au marsouin se met à jour, et la nécessité, quasiment immédiate, voire urgente, de remettre cette pêche en route apparaît, dans un désir de transmettre l’ancienne tradition tout en la montrant au monde pour qu’elle y laisse ses traces. À travers ces échanges, premier stade du processus de recréation, on saisit combien la parole est primordiale en ce qu’elle lie et délie le passé avec le présent, et en ce qu’elle permet à Perrault d’entrevoir un mode de récit où l’histoire s’écrit grâce aux mots.

Le film, à l’image de toute l’œuvre de Perrault, ne revendique et ne possède aucun motif à caractère civique. C’est au contraire la matérialisation même de la poésie. Les moments de chant, de danse, les discussions animées, contribuent à la mise en avant de l’intime, de la pureté, de la vérité, sans aucune volonté de transfiguration politique. L’éloquence des protagonistes et leurs métaphores sont certainement les modalités les plus frontales et perceptibles de cette sincérité. On s’exprime fort, on s’emporte, on n’a pas peur d’émettre oralement des craintes, on raconte des histoires, on théorise et philosophe avec passion des origines de la vie et de l’art, de la création de la Terre et des possibilités de la Lune, et bien sûr de Dieu. Ce n’est donc pas pour rien que le marsouin est chargé d’une puissance magique à chacune de ses évocations 3 : c’est Dieu qui décide s’il va arriver ou non, et s’il surgit, les pêcheurs deviendront « peut-être fous » comme le suggère Léopold Tremblay à son père pendant qu’il forge les pics pour la pêche. Tout le rapport aux éléments et à la nature est traversé par le mythe, mythe dont le cinéma de Perrault arrive à se saisir par la langue.

La pêche, emblème ancestral de l’île, revêt alors une dimension ritualisée, cultuelle, et sa recréation est mentionnée par le prêtre lors de la messe qui précède son lancement 4. La conception presque sacrale de la tradition fait que cet événement participe d’un réel retour à l’histoire de la communauté. Il ne s’agit pas tant de paralyser l’acte et de figer le temps, mais plutôt de saisir un symbole en train de disparaître, et qui ne persiste que pas les mots, pour, dans le même mouvement, l’incorporer dans une mémoire qui s’invente. C’est par ce processus, à la fois démocratique et sacré, qu’il demeure à tout jamais. Ce que disent très bien ce film et tous les autres de Perrault, c’est comment l’humain vit dans des structures collectives, en l’occurrence dans celles qu’il filme, qui sont éphémères, fragiles, menacées, et qui tentent de résister notamment par la langue et par l’échange, par l’articulation entre le geste et la parole.

Chez Perrault, les gestes et les paroles sont traversés par un passé mythique, et par un devenir qu’on pourrait dire tout aussi chargé d’une mythologie. Cette mythologie n’est pas incarcérante, et le cosmos n’est pas fixé une bonne fois pour toutes. Au contraire, chaque être singulier est libre de se l’approprier et de la partager avec les autres. Il ne s’agit pas du mythe que critiquait Benjamin (aliénant l’être), mais d’une mythologie réactivée par le geste cinématographique qui, en recréant des dispositifs, permet, à travers l’impression sur la pellicule et sur la bande magnétique, de conserver la mémoire pour un futur incertain et rêvé. En captant des nappes du passé, en incorporant celui-ci dans le présent, Perrault réussit à faire de ses films des contes, où la parole vécue de l’intérieur est une conscience vive, s’interrogeant sur l’avenir de son peuple, de sa langue et de ses traditions dans les rapports de force au monde moderne. La mémoire s’invente grâce aux mots qui disent le présent et l’avenir du passé. Ce film sur l’Île-aux-Coudres est une formidable œuvre testimoniale d’un collectif peuplé de personnages forts, tour à tour mélancoliques ou porteurs d’avenir, se sachant en danger, mais voulant se régénérer, « pour la suite du monde ».

1 Avant de rencontrer les habitants du Saint-Laurent, auquel il sera d’ailleurs très fidèle dans ses films, Pierre Perrault s’est lié avec les écrits de Jacques Cartier. L’explorateur donne son nom à l’île lors de son deuxième voyage en Amérique en 1535 : elle est peuplée de noisetiers que l’on nomme couldres. Perrault réalisera plusieurs fois sa propre traversée de l’Atlantique, surtout vers la Bretagne et en particulier vers Saint-Malo, ville qui vit naître Cartier à la fin du XIVe siècle. Pour la suite du monde s’ouvre avec un texte de Cartier en ancien français qui explique la dénomination de l’île.

2 Les deux autres volets, Le Règne du jour en 1967 et Les Voitures d’eau en 1968, sont réalisés uniquement par Perrault.

3 Comme l’orignal dans La Bête lumineuse, réalisé par Perrault en 1982.

4 Concours de circonstances : la pêche va être tendue à l’issue de la semaine de la Mi-Carême, moment de célébration où les hommes de l’île, masqués et habillés en femmes, vont parader dans les villages en chantant.