Le sol brûle

Sur Adalen 31 (1969) de Bo Widerberg
Paysage à Champrosay, Eugène Delacroix (1849-1863)

Il y a quelque chose d’étrange dans le début d’Adalen 31, une certaine épaisseur de l’image que le spectateur ne peut s’empêcher de ressentir. Le souffle incontrôlé d’un garçon dans un saxophone, la mousse à raser du père qui s’étale sur sa joue, le rasoir qui vient s’y frotter pour mieux la révéler. La matière est dense, brute et creusée. Loin de se réduire à l’image, le son est au plus près des matériaux et acquiert une certaine densité. Profondément organique, sorti d’une bouche adolescente, il est dans les premiers plans du film le signe même de la vie, d’une insouciance et d’une vigueur sans pareilles. Deux garçons se disputent, leurs corps cognent les meubles, font résonner bois contre ciment, un genou contre le barreau d’une chaise, contre le pied d’une table. L’extérieur de la maison est champêtre, on se croirait un dimanche d’août. Seulement à bien regarder cette scène, ou plutôt à regarder un peu autour, n’était-elle pas encadrée par deux images en miroir, deux inquiétantes images d’une même tour qui s’élève ? En un rapide mouvement de survol circulaire, c’est à l’inéluctable figure d’un trou noir que nous étions confrontés, puis ramenés. La chute de la caméra est brève, sa trajectoire avalée dans la bouche d’une cheminée d’usine. Le dimanche est bien loin à présent. 

Adalen 31, réalisé par Bo Widerberg en 1969, dépeint la grève de mai 1931 dans la vallée d’Adalen en Suède, faisant suite à la réduction du salaire des ouvriers. Une cargaison doit être livrée aux États-Unis, mais personne ne veut la charger, les discussions s’intensifient entre travailleurs d’un côté, patrons de l’autre. Des briseurs de grève sont embauchés et les tensions grandissent. Le film nous plonge alors dans un très bel entre-deux de la lutte quotidienne, dont on sent que la fin est proche.

Au salut d’une femme précèdent les roues d’un train ; à l’arrivée sur les grands chemins d’une voiture, suit cette même route vide à présent. L’attention du cinéaste se porte davantage sur le décor, que sur l’acte. Sur le fond en tant qu’arrière-plan, plutôt que sur la figure. Ou plutôt l’action l’intéresse en ce qu’elle modifie le lieu. L’événement y est désormais inscrit. La grève court depuis 93 jours, les tensions montent et l’on sent bien que quelque chose va se produire. Les plans sont tendus par l’image de cette tour nous qui revient en tête, plus de doute possible. Les ouvriers se déversent dans les rues, c’est un flot que l’on ne peut plus arrêter. Nous le savons, l’eau qui sillonne les terres laisse des marques, pas la première fois bien sûr, ni la seconde sans doute, mais en quelques mois cette terre foulée sera sculptée. Une lutte a lieu, les hommes avancent et ne tirent pas. On fait feu sur eux, les met à terre, on fait saigner l’un d’eux à mort, on terrifie un enfant. Les clairons se sont tus, mais résonnent dans notre tête. L’horreur de cette scène se contient toute entière dans la confusion que l’on fait à présent entre un cuivre et le cri d’hommes et de femmes. C’est un écho qui traverse les plans, une trace de quelque chose qui ne peut pas — ne peut plus — partir. Cette terre foulée l’a été jusqu’à la rupture et si la matière peut être modelée, elle finit toujours par se rompre.

« Au cours de la manifestation, cinq ouvriers ont été tués par les militaires. Ce film leur est dédié 1. »

Harald, blessé au ventre, est recouvert d’un linge dont le blanc immaculé se trouve en un éclair envahi par une tache grandissante de sang. La couleur qui arrive à nos yeux sur cette surface vierge est comparable aux forces du film. Un événement se produit dans un lieu, nous en voyons les conséquences directes, mais également les restes, les traces en creux. Le linge blanc c’est ce paysage de l’après, cette étendue d’où saigne encore quelque chose, dont pourtant la cause a été recouverte ou simplement mise de côté. Il y a une dimension supplémentaire, un signifié dont le temps aurait chassé le signifiant, qui rend ces plans vides, lourds de sens. Le sifflement qui donne l’alerte et annonce la tragédie se répercute dans toutes les scènes sans qu’aucune cheminée ne le produise plus. Il est une sorte de réminiscence de la douleur au sein des plans, allant de l’un à l’autre, de la fin du jour au petit matin. L’image, saturée de son et de sens, va exploser. Cette bataille ne s’est pas seulement passée, elle n’est pas passée. Ce qui demeure compte, parce que l’addition de ces choses devient insupportable, parce que justement le plan ne peut plus soutenir ce qui s’y est passé, il est prêt à exploser. Alors nous le voyons tel qu’il est au moment t, plus la somme de ce qu’il était avant, de ce qu’il sera un peu après. 

Tres de mayo, Francisco Goya (1814)

1 Carton introductif